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arrivent d’un pays, proche du nôtre sur la carte, mais infiniment éloigné de nous par ses mœurs et sa civilisation, à se représenter les personnages et la scène du drame qui se joue sur les bords de l’oued Sebou et de l’oued Innaouen[1].


I

Coups de fusil, batailles de tribu à tribu, anarchie et brigandage, cheurfa[2] turbulens, marabouts factieux, caïds révoltés, ne sont pas, au Maroc, choses extraordinaires ; les événemens qui viennent de s’accomplir n’ont rien d’anormal ; ils sont la conséquence naturelle de l’état social, politique et religieux du Maghreb. On sait que l’autorité du Sultan ne s’est jamais exercée que sur une faible partie du pays que nous appelons, à tort, son « empire, » et que la plupart des tribus berbères des montagnes échappent complètement à son action[3]. Guerroyer contre le Sultan n’apparaît aux tribus du bled-es-siba ni comme une trahison, ni comme une révolte : là où il n’y a jamais eu soumission, il ne saurait y avoir insurrection. A travers l’histoire du Maroc, on rencontre à chaque pas des épisodes analogues à celui qui vient d’avoir son dénouement aux environs de Taza. Mouley-el-Hassan, le père du Sultan actuel, n’a-t-il pas passé sa vie à cheval, dans son camp, à la tête de ses troupes, courant du Rif au Tafilelt et des bords de l’Atlantique à la frontière algérienne ? N’a-t-il pas été, au début même de son règne, rudement battu par ces mêmes Riata qui sont aujourd’hui les plus hardis partisans du prétendant ? N’a-t-il pas usé ses forces et ses jours sans achever cette tâche de Pénélope et ne l’a-t-il pas léguée, avec le lourd fardeau du pouvoir, à son fils puîné, Mouley-abd-el-Aziz ? Il ne faut donc ni s’étonner, ni s’alarmer

  1. Nous devons un tribut tout spécial de gratitude au marquis de Segonzac, qui a bien voulu nous communiquer en épreuves le livre qu’il publie en ce moment, et, en outre, des correspondances personnelles du plus haut intérêt. Dans ses trois voyages successifs dans le Sous, dans le Rif et chez les Braber du moyen-Atlas, M. de Segonzac a exploré les parties les plus impénétrables du Maghreb ; personne, depuis le vicomte de Foucauld, n’avait apporté à la connaissance de ce mystérieux pays une aussi importante contribution. Les résultats scientifiques de ces explorations sont relatés dans : Voyages au Maroc, 1 vol. gr. in-8o illustré ; Armand Colin, 1903, et un atlas.
  2. Cheurfa, pluriel de chérif.
  3. On nous permettra de renvoyer à notre étude : le Maroc et les puissances européennes dans la Revue du 15 février 1902.