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l’armée d’occupation, jusqu’au paiement de l’indemnité et à l’évacuation du territoire ; en cette qualité, c’est avec lui que le plus souvent, pour les affaires courantes et pour les mille petits incidens de la vie aigrie et exaspérée des temps qui suivent un tel déchirement, on va désormais avoir à traiter : aussitôt M. Thiers l’enveloppe et, par une prévenance, le circonvient. On le lui a peint chevaleresque, mais susceptible, un peu timoré comme beaucoup de vieux braves, et fort accessible aux caresses.


Sa Majesté l’empereur d’Allemagne, lui écrit-il, ne pouvait pas choisir dans ses armées un officier plus éminent, mieux choisi pour nous, afin de le représenter en France... Quant à moi, je serai très flatté de l’occasion qui me sera offerte de faire la connaissance de Votre Excellence, et je la prie de vouloir bien descendre à l’hôtel de la Présidence, où elle trouvera un pied-à-terre plus convenable que dans les hôtels de Versailles.


Un train spécial prend M. de Manteuffel à Compiègne et l’amène auprès du Chef du Pouvoir exécutif. Il y est comblé des attentions les plus délicates, et, quand il part, il est conquis. Par intermittences seulement, lorsque l’humeur inquiète et jalouse de Bismarck se fera trop maussade,, ou lorsqu’il croira rencontrer quelque froideur chez le roi Guillaume, et que dans la bouderie du prince ou dans la froideur du roi il s’imaginera deviner une menace, il essaiera de se retirer et de se retrancher militairement derrière ses ordres. Pour le moment, il n’y songe pas : M. Thiers lui a demandé la grâce de quelques condamnés : tout de suite il l’accorde ; M. Thiers lui annonce l’envoi comme plénipotentiaires de M. le comte de Saint-Vallier et de l’intendant en chef Blondeau : il les assure à l’avance de son meilleur accueil ; M. Thiers a fait appel à son « noble cœur » et à son « rare bon sens : » il ne veut pas être en reste avec lui.


Je le dis franchement, répond-il, que je tiens à l’opinion des hommes qui comptent dans l’histoire. Donc, je désire que M. Thiers ne change pas de celle qu’il a jugée de moi. Je recevrai avec plaisir M. de Saint-Vallier et M. Blondeau qui, recommandés par Votre Excellence, jouiront de toute ma confiance dès leur arrivée. En concluant, j’ai à demander votre pardon pour mon griffonnage. Depuis hier, le prince de Bismarck m’a envoyé des plumes françaises ; je pourrais m’en servir, et Votre Excellence lirait du français ; mais, quand je vous écris dans mon patois, vous ne lisez pas français, mais vous lisez moi, et je crois que Votre Excellence préfère cela dans l’intérêt de la res publica et me pardonne l’arrogance d’adresser à Votre Excellence des lettres en mon français.