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C’est à Euston, dans la somptueuse maison d’Arlington, à proximité de Newmarket, que la chute fut consommée, au mois d’octobre 1671. Colbert lui-même y conduisit la jeune fille, plaisanté par Louis XIV de la confiance qu’il inspirait à Charles II. Celui-ci, en séjour à Newmarket, donnait de sa passion des preuves tous les jours plus convaincantes. Sa propre voiture et deux autres équipages allaient à la rencontre de Mademoiselle de Kéroualle, quand le carrosse d’Arlington la menait à Newmarket. Lui-même venait tous les deux jours à Euston. Plusieurs fois, il y passa la nuit. Autour de la nouvelle favorite, ses hôtes, Colbert, la comtesse de Sunderland, tous les complices se congratulaient. On s’accordait pour pronostiquer que, si Louise savait s’y prendre, sa bonne fortune serait longue. Jamais, au dire d’Arlington, le roi n’avait témoigné pareille dévotion pour la Castlemaine, au plus beau temps de sa domination. Il emmenait Mademoiselle de Kéroualle aux courses, témoignait pour elle « toute la complaisance, tous les petits soins et tous les empressemens qu’une grande passion peut inspirer. » Elle y répondait ; le sceptique Colbert lui-même se demandait si cet attachement n’allait pas exclure tous les autres.

De tous les côtés la nouvelle se répandait. Elle soulevait en Angleterre une rage incroyable, un véritable débordement d’injures contre « Madame Carwell, » la courtisane étrangère qui se permettait de supplanter les favorites nationales. A l’envi les pamphlets la décrièrent et rivalisèrent d’obscénité dans les détails de sa chute. A qui sait lire, c’est pourtant l’un d’eux qui permet de soupçonner, chez Louise de Kéroualle, jusque dans la défaillance suprême un dernier effort pour la réhabiliter. On publia que les comtesses d’Arlington et de Sunderland avaient imaginé de déguiser la jeune fille en mariée, et de feindre avec le roi un mariage burlesque, où étaient reproduites les plus grossières coutumes du vieux temps. Qui sait si ces scènes indécentes, dont au surplus Evelyn, un des invités d’Euston, n’avait rien entendu, ne sont pas la défiguration par la malveillance d’une cérémonie secrète par laquelle son entourage aurait calmé les derniers scrupules de la jeune fille ? C’est un autre pamphlétaire encore qui affirme positivement que Charles II épousa sa maîtresse « selon les cérémonies de l’Église anglicane,... acte qui est en quelque façon excusable chez un prince. » Et l’on comprendrait mieux les déclarations ultérieures de la favorite,