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extrairait sans peine des anecdotes aussi crues que celles qui émaillent les Mémoires d’Angleterre. Volontiers on a exagéré la grossièreté des mœurs anglaises. Assurément Hamilton, Monmouth et Buckingham étaient d’aussi bon ton que les plus grands seigneurs de France. Il n’empêche que l’allure générale des plaisirs de la société n’était point exactement la même des deux côtés de la Manche. De la cour de Charles II à celle de Louis XIV, il y a l’intervalle qui sépare la débauche cynique du premier de la volupté majestueuse de l’autre, celui qu’il y a entre la Castlemaine et Madame de Montespan, entre le théâtre de Molière et la comédie de Wycherley. Et nous ne nous étonnerons point qu’un peu de malaise et d’hésitation semble avoir arrêté d’abord la jeune étrangère, débarquant, sans protecteur attitré, dans une cour où elle se trouvait si dépaysée, où tant de haines envieuses la guettaient, et qui, auprès de Madame Henriette, ne s’était point « entraînée » à boxer contre la Castlemaine.

Une ambitieuse même se fût effrayée de jouer une telle partie A Mademoiselle de Kéroualle, qui gardait encore des scrupules de morale et de religion, un conseil d’ami eût peut-être suffi pour la retenir. Elle trouva celui d’un compatriote, doublement respectable par son âge et sa condition : avec toute sa grâce et tout son esprit, Saint-Evremond l’engageait à devenir la maîtresse de Charles II. Dans le Problème à l’imitation des Espagnols qu’il lui adressa, il lui dit en souriant combien une vertu austère assombrit la vie, combien il est préférable « de se conduire discrètement sans gêner ses inclinations. » « Il y a bien de la peine à passer la vie sans amour... Laissez-vous aller à la douceur des tentations, au lieu d’écouter votre fierté. » Le jour où elle aurait repassé la Manche, la jeune fille ne trouverait en France que le refuge du couvent. « Triste vie, ma pauvre sœur, d’être obligée à pleurer par coutume le péché qu’on n’a pas fait dans le temps que vient l’envie de le faire ! » Ce n’est pas la vertu rigide qu’il faut poursuivre, mais l’art d’accommoder deux choses qui paraissent incompatibles : l’amour et la retenue. « La retenue consiste à n’aimer qu’une personne à la fois : cela est se donner ; on s’abandonne en ayant plusieurs amans : de cette sorte de bien, comme des autres, l’usage est honnête et la dissipation est honteuse. »

A faire « un usage honnête » de son cœur, outre Saint-Evremond, le cœur de Louise de Kéroualle lui-même l’invitait. Autant