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cet esprit, et que de ressort en ce caractère ! Quelle puissance à saisir l’ensemble, et quelle souplesse à s’insinuer jusque dans le moindre détail ! Quelle énergie, quelle endurance, quelle confiance, qui devient elle-même une force, dans la force du pays vaincu ; et certes il ne faut pas dire quelle gaîté, mais quelle égalité, quelle alacrité d’humeur, sous les coups répétés de la mauvaise fortune ; quelle grâce, quel charme où l’ennemi, dont les armes sont à peine posées, est le premier à se prendre et auquel il n’est pas toujours sûr de ne point se rendre !

Les plus éminentes qualités de l’homme d’Etat dans l’épreuve la plus difficile qui puisse attendre un homme d’Etat ; la perception profonde, étendue, totale, de la nécessité ; la conception rapide, exacte, complète, des possibilités ; le sens juste et le sang-froid ; la vue qui ne se trouble pas et la main qui ne tremble pas : quand bien même M. Thiers n’aurait eu pour toute carrière que ces deux années de deuil et d’efforts, il n’en resterait pas moins comme l’un des plus rares et des plus utiles serviteurs de la France ; mais sans doute il ne les eût pas traversées avec tant de sûreté et tant de succès, s’il n’avait eu derrière lui toute sa carrière ; et, entre autres supériorités sur ceux qui travaillèrent alors avec lui et à côté de lui, il avait celle de n’être pas, en ces heures de fièvre où tout était à refaire, un politique improvisé.


Le 3 mai 1871, pendant la conférence de Bruxelles, à la veille du départ de Jules Favre et de Pouyer-Quertier pour Francfort, en pleine Commune, le général de Fabrice, un moment accrédité comme plénipotentiaire allemand auprès du gouvernement français, écrit, par ordre, à M. Thiers. Le ton de sa lettre ou de sa note est sec, tranchant, menaçant dans sa brièveté ; on dirait que la Prusse escompte la peine que nous aurons à trouver l’énorme rançon de cinq milliards, et qu’elle en triomphe une seconde fois : elle nous accuse presque de ruser :


... Les ouvertures faites jusqu’ici par les négociateurs français à Bruxelles semblent tendre moins à la conclusion de la paix définitive qu’à la modification des préliminaires à notre préjudice (c’est M. de Fabrice qui parle). Les propositions, notamment, qui ont été faites en vue de l’apurement de la dette de cinq milliards, sont à peu près analogues au projet que Votre Excellence avait déjà présenté à Versailles et que le chancelier d’Allemagne avait déclaré inadmissible, puisque, en raison du cours actuel de la rente, la valeur réelle de notre créance serait par là réduite de près de deux milliards.