Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/944

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où une table lui était réservée dans un coin de la salle. Là, il s’asseyait, commandait son souper, et aussitôt recommençait à battre la mesure, de la tête et des mains, tout en fredonnant entre ses lèvres une sorte de grognement informe et monotone, comme un chant d’idiot ; ou bien encore il se parlait à mi-voix, éclatait de rire, et promenait ensuite autour de lui un regard effaré.

Aux étrangers qui les questionnaient sur cet extravagant, les garçons du Chameau répondaient que c’était un vieux musicien, demeurant dans une rue voisine. « Il y demeurait, en tout cas, récemment, ajoutaient-ils ; mais peut-être a-t-il déménagé une fois de plus, car les propriétaires des maisons où il se loge lui donnent tous congé, les uns après les autres. Non pas qu’il soit aussi absolument fou qu’on le supposerait : mais le pauvre homme est sourd comme une borne, ce qui doit avoir un peu contribué à lui troubler la raison. Et avare ! un vrai grippe-sou ! Quand nous lui apportons sa demi-livre de café, — c’est chez nous qu’il s’approvisionne de café et de sucre, — figurez-vous qu’il renverse le paquet sur la table et compte les grains, tant il a peur d’être volé par sa femme de ménage ! Et ivrogne ! Vous allez le voir se soûler, tout à l’heure, avec M. Holtz, le seul homme qui consente à lui tenir compagnie ! Qui pourrait croire, monsieur, qu’un maniaque tel que celui-là ait été reçu, autrefois, dans les meilleures maisons de la ville ? Il a même donné des leçons à Son Altesse l’archiduc Rodolphe ! Et on dit que, pendant le Congrès, toute la cour l’a complimenté, pour un certain morceau qu’il a fait jouer quelque part. Il s’appelle Beethoven. Peut-être le connaissez-vous de nom ? »

Beethoven ? Oui, quelques-uns des étrangers se souvenaient de ce nom. Et, en effet, il évoquait surtout dans leur mémoire l’image des fêtes de toute sorte qu’on avait naguère organisées à Vienne, à l’occasion du Congrès. Dans la grande salle de la Redoute, ils se rappelaient avoir entendu deux morceaux composés expressément pour la circonstance par l’homme qu’ils voyaient à présent devant eux : une cantate, Le Moment glorieux, et cette inoubliable Bataille de Vittoria, une symphonie où l’orchestre imitait tour à tour le galop des chevaux, le choc des armées, les coups de canon.

Le succès avait été immense : toute la ville avait cru à la révélation d’un second Joseph Haydn. Mais on s’était trompé. Ni un ancien opéra de Beethoven, Fidelio, qu’un théâtre avait repris à la suite de ces fameux concerts, ni une nouvelle symphonie, énorme et incompréhensible, avec un grand chœur en guise de finale, — une symphonie, hélas ! bien différente de la Bataille de Vittoria, — rien de tout