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que M. Paul Gautier a le mieux vus et mis en lumière. « Toutes les fois qu’on examine un de ses ouvrages, il faut bien se pénétrer de cette idée : tout livre de Mme de Staël est un acte. Elle n’écrit pas pour chanter, mais pour penser et agir. Cette formule convient à ses romans mêmes, à Delphine, à Corinne ; elle s’applique mieux encore au livre De la littérature. Tel qu’il est et paraissant à son heure, c’est plus qu’un acte, c’est un véritable manifeste. » Mme de Staël y soutient cette thèse de la perfectibilité, dans laquelle les philosophes du XVIIIe siècle avaient mis toutes leurs complaisances ; elle y appelle la philosophie et l’éloquence au soin de diriger les États ; elle humilie le prestige de l’esprit militaire devant l’éclat des lumières de la raison ; elle rallie le parti des idéologues. C’est le mérite de Mme de Staël d’avoir fait entrer dans le roman la discussion des questions sociales et son originalité, d’y avoir, la première, fait entendre certaines réclamations ; seulement ces réclamations n’étaient pas du goût de Bonaparte, et, sur toutes les questions qu’elle soulevait, elle se trouvait en opposition formelle avec lui. Il voulait rendre à la société un peu de cet ordre, et de cette régularité que dix années de troubles succédant à une époque de relâchement lui avaient si bien fait perdre ; c’était le moment que l’auteur de Delphine choisissait pour proclamer en face de la société les droits de l’individu et notamment son droit au bonheur ! Il constatait les ravages faits par l’extrême fréquence du divorce et il travaillait à faire disparaître de la législation cette cause d’immoralité : c’est le moment que choisissait Mme de Staël pour faire l’apologie du divorce ! Ajoutez qu’elle opposait les vertus du protestantisme aux erreurs du catholicisme, qu’elle vantait les bienfaits de la liberté, et enfin qu’elle louait les Anglais ! Ce panégyrique de l’Angleterre recommence de plus belle dans Corinne, où la frivolité des Français, personnifiés par le comte d’Erfeuil, est raillée en contraste avec le sérieux des Anglais représentés par le digne Oswald ; cela, au moment où la lutte de Napoléon contre l’Angleterre était le plus âpre ! Mme de Staël y montrait encore que sans liberté, sans institutions, il n’y a rien qui exalte les cœurs ; qu’une nation languit ; que le ressort de l’énergie s’y énerve : c’est la théorie de l’enthousiasme, celle qu’elle devait reprendre ailleurs pour lui donner sa forme définitive. Et à quel instant s’avise-t-elle de nous peindre une Allemagne rêveuse et tout absorbée dans la spéculation métaphysique ? C’est celui où, réveillée par le coup de tonnerre d’Iéna, l’âme allemande avait compris la nécessité de redescendre des nuages sur la terre. Fichte, qui avait commencé par se dire citoyen du monde, proclamait dans ses leçons à Berlin que