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elle fut atterrée. D’ailleurs les mécomptes allaient se succéder rapides et cruels. Les desseins de Bonaparte se découvraient : ils tendaient sûrement au pouvoir personnel. Sa plus grande désillusion, ce fut de le voir signer le Concordat. Elle ne lui reprochait pas de reconnaître une religion d’État ; mais que cette religion d’État fût le catholicisme, c’est le coup auquel elle ne s’attendait ni ne se résignait. Elle s’était expliquée sur ce point de façon fort nette, quatre ans auparavant, dans le livre : Des circonstances actuelles, que les événemens de Brumaire l’avaient empêchée de publier. Elle y proclamait la nécessité de restaurer en France l’idée religieuse ; mais « en bonne calviniste, » disait-elle, elle proposait d’établir comme religion d’État la religion protestante. Elle exposait longuement les raisons de ce choix. La religion catholique donne trop d’importance au dogme qui choque les principes de la raison ; son sort est intimement lié à celui de l’ancienne monarchie : elle rappelle des souvenirs détestables comme celui de la Saint-Barthélémy. Au contraire, la religion protestante assure la plus grande place à la morale ; elle est l’ennemie de la royauté qui l’a persécutée ; par l’organisation même de son culte et de ses ministres, elle s’inspire des grands principes de liberté et d’égalité. Le protestantisme devenu religion d’État sera la plus formidable machine de guerre qu’on ait jamais dirigée contre le catholicisme et ses alliés. « Je dis aux républicains, écrivait Mme de Staël, qu’il n’existe que ce moyen de détruire l’influence delà religion catholique. Alors l’État aura dans sa main toute l’influence du culte entretenu par lui, et cette grande puissance qu’exercent toujours les interprètes des idées religieuses sera l’appui du gouvernement républicain. » L’effondrement était complet. Mme de Staël était à la fois déçue dans ses rêves d’ambitieuse, dans ses croyances de libérale, dans ses sympathies de protestante. Il lui restait à engager les hostilités contre l’ennemi qui lui avait été si cher. Elle va se jeter dans ce parti désespéré avec l’impétuosité qui lui est naturelle ; toutefois, dans son attitude nouvelle on retrouve la trace des sentimens anciens. Si elle n’est pas Hermione poursuivant Pyrrhus de sa vengeance, elle est Clorinde harcelant Tancrède de ses coups. Chaque fois que Bonaparte reconnaît sa main dans les blessures faites à son pouvoir, elle en éprouve une sorte de satisfaction. Elle consent qu’il la persécute, mais non pas qu’il l’ignore. Elle préfère la haine à l’indifférence. Elle est femme.

Chacun des livres de Mme de Staël ne sera qu’un épisode de sa lutte contre Bonaparte : cela fait l’unité de son œuvre. C’est un des points