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qui ne sont point de la compétence du public, et il n’y a rien à gagner à les lui soumettre.

Qu’importe, d’ailleurs, que les physiologistes déclarent que l’alcool est ou n’est pas un aliment ? Croit-on que les consommateurs s’en préoccupent et que, dans les cabarets, les cafés, et les bars, le respect des arrêts de la science empêchera les verres de s’emplir et de se vider ? — Et, d’autre part, la solution de ce problème académique peut-elle changer quelque chose aux dispositions et à la conduite de tous les bons citoyens ? Ne sait-on pas, de reste, que l’alcoolisme est un fléau redoutable ? L’alcoolisme a un dossier écrasant qui s’est constitué pièce à pièce. Tour à tour, les médecins, les moralistes, les criminalistes et les économistes ont témoigné de ses méfaits. Les dépositions se résument dans le jugement formulé par Gladstone : « L’alcool est un fléau plus dévastateur que les fléaux historiques, la peste, la guerre et la famine ; plus que ceux-ci, il décime l’humanité ; il fait plus que de tuer, il dégrade. » Ajoutons qu’il ne se contente pas de tuer et de dégrader l’individu, mais qu’étendant ses ravages par-delà le temps présent, il compromet l’avenir de la race en procréant des générations tarées d’épileptiques, d’idiots et de dégénérés. C’est donc un devoir social et moral auquel ne saurait se soustraire aucun homme éclairé, de lutter contre le monstre et d’essayer de lui arracher sa proie.

Cette obligation est d’autant plus rigoureuse que le mal est en progrès, qu’il s’étend et s’aggrave d’année en année. Notre peuple, qui a été le dernier à s’adonner à l’alcool, distance aujourd’hui tous les autres par l’abondance de sa consommation. Le Français de 1850 buvait annuellement 1 litre 46 d’alcool en nature. Un rapport célèbre sur l’œuvre humanitaire de Magnus Huss résumait la situation, en 1852, dans cette phrase : « La France compte beaucoup d’ivrognes ; on n’y rencontre heureusement pas d’alcooliques. » Aujourd’hui, il faudrait dire qu’elle compte plus encore d’alcooliques que d’ivrognes. En ajoutant à l’alcool en nature celui des boissons fermentées, vins, cidres, bières, la consommation individuelle s’élève par an au chiffre de 14 litres d’alcool absolu. Et le flot monte toujours. On disait jadis « boire comme un Suisse, » « boire comme un Polonais ; » nous battons le Suisse, nous battons le Polonais. Nous nous surpassons entre nous. Le Parisien boit annuellement 27 litres