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des champs une fois pour toutes, ils ne pourront plus faire deux parts de leur vie ; les forces du prolétariat proprement dit grandiront d’autant, l’agriculture sera de plus en plus abandonnée.

Pour conjurer ce péril, le gouvernement, et aussi beaucoup de bienfaiteurs, s’efforcent de diminuer autant que possible l’enrôlement des paysans dans les fabriques, par une faveur croissante accordée aux industries de village. Celles-ci sont multiples. Il ne faudrait pas croire que tous les paysans russes qui exercent un métier s’en aillent au loin. Il y a six fois plus de travailleurs domestiques que d’ouvriers d’usine, et le nombre de ces derniers atteint un million et demi[1]. Aussitôt que s’étend, sur l’immense Russie, l’épais manteau de neige annuel, les cultivateurs d’été se livrent dans leurs isbas, calfeutrées avec soin, à une étonnante variété d’industries hivernales. Où les ont-ils apprises ? Plusieurs d’entre elles viennent des ancêtres ; aux siècles les plus reculés, les slaves russes connurent l’art de la poterie, des verroteries qui se retrouvent encore dans les colliers des femmes ; ils savaient forger en outre des glaives renommés jusque chez les Arabes, différens objets de métal. Puis chaque association devait fabriquer tout ce dont elle avait besoin. La tradition du passé se retrouve dans certains dessins, certaines teintures, certains procédés de tissage ; des symboles ayant un caractère autochtone ont été relevés jusque dans les broderies.

Par la suite aussi, les seigneurs développèrent chez leurs serfs l’adresse des doigts en leur faisant apprendre tel ou tel métier. Beaucoup de maîtres agissaient de même en Amérique à l’égard des esclaves pour leur donner plus de valeur. Des deux côtés, l’esclavage se trouva donc être une initiation à l’industrie. Et à ce propos je mentionnerai la très intéressante lettre d’une dame russe qui, après la publication dans la Revue d’une étude sur Booker Washington[2], me pria de la mettre en rapport avec le promoteur nègre des études industrielles : « Je voudrais lui dire, m’écrivait-elle, combien me frappent les traits de ressemblance entre son peuple et le mien ; l’esclavage sans doute en est la cause ; je voudrais lui faire remarquer que l’apparition des mêmes idées et de la même manière de traiter les mêmes questions aux deux extrémités du globe est la preuve incontestable de la conformité de ces idées, de leur justesse, et le garant de

  1. Dans la Russie d’Europe, sans compter la Pologne et la Finlande.
  2. Autobiographie d’un nègre, par Th. Bentzon, 1er octobre 1901.