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l’aident à cultiver. Chaque famille paysanne est donc une association ouvrière, possédant tout en commun et dont le chef naturel est aussi l’administrateur. Le bétail, les instrumens aratoires, tout ce que renferme la maison, argent compris, appartient à la famille en bloc. Il semblerait au premier aspect que ce régime fût un premier pas vers le socialisme ; cependant les socialistes modernes n’en veulent pas ; ils y voient un dernier vestige, au contraire, des mœurs primitives, à supprimer avec le reste.

Malgré les grands avantages qu’offre la vie en commun ainsi comprise, moins de dépense d’abord et aussi le genre de vertu physique et morale que laissent à l’artisan des villes de vigoureuses racines plantées à la campagne où il revient toujours, où ses enfans sont élevés, où, s’exilât-il des années de suite, il a encore son foyer, les inconvéniens sont assez graves : mauvaise intelligence éventuelle entre les différens membres de la nombreuse famille, tyrannie du chef avec les abus qui en découlent. Il arrive par exemple que ce patriarche, resté maître absolu d’une armée de brus sans maris, mette l’une d’elles dans une situation que le roman russe a maintes fois exploitée. Ce n’est pas un vieillard ; s’étant marié de bonne heure, il peut avoir de quarante à quarante-cinq ans, et tout lui obéit. Quelquefois, au retour, le mari offensé se fâche, brutalise sa femme ; il est même allé jusqu’à tuer son père ; mais la résignation est plus fréquente. Toujours cette même absence de fermes principes, de ce que les Anglo-Saxons appellent le backbone, l’épine dorsale au figuré ; toujours le doux fatalisme d’un peuple enfant sous beaucoup de rapports. Et tout cela en somme a des excuses : la promiscuité des longs hivers, la crainte, l’habitude du despotisme, les antiques souvenirs de la polygamie pesant inconsciemment sur ces âmes à peine éveillées. Leur christianisme est demeuré païen malgré la noyade dans le Dnieper, par le grand saint Wladimir, des idoles qui représentaient le panthéisme slave, et la religion pour eux ne différant guère au fond de ce qu’elle pouvait être chez les adorateurs de Peroun, n’a rien ou presque rien à faire avec la morale.

Le Petit-Russien, beaucoup plus individualiste que le Grand-Russe, j’ai eu déjà l’occasion de le dire, revendique son chez soi. Dans une famille, s’il y a deux femmes, la belle-mère et la bru, chacune d’elles aura sa cruche, ses ustensiles de cuisine ; elles se disputeront ces objets très aigrement. Le tien et le mien sont