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le droit imprescriptible de penser autrement que l’Etat, mais, comme il faut une religion, l’État se réserve le droit de nous bannir, ou de nous supprimer, si nous pensons autrement que lui ! Et pourquoi faut-il une religion ? Parce que, sans religion, l’État n’est plus l’État, une société organisée, un corps dont ses citoyens ne sont que les membres, mais un agrégat d’élémens disparates, hétérogènes, hostiles, et en un mot le contraire de tout ce qu’implique la notion de l’État. L’État laïque ne peut demeurer l’État qu’à la condition de se faire une religion de lui-même, et du système des moyens qu’il estime les plus propres à lui garantir sa propre durée.

Cette unité « sociale, » que les caprices de la « raison individuelle » menacent à chaque instant de briser, d’autres, plus libéraux que le citoyen de Genève, ont essayé de la refaire par le sentiment, et ce sont ceux qu’on pourrait appeler les théoriciens de la religiosité : Keble en Angleterre, Schleiermacher en Allemagne, Renan chez nous, en ont été les plus éminens. Rendons justice à leurs intentions ! Mais ils n’ont oublié qu’un point qui est que la « religiosité » n’étant rien de plus que le goût des choses religieuses, tout le monde ne l’a pas ; et, quand tout le monde l’aurait, nos goûts à chacun nous sont assurément plus « individuels » que notre raison même. L’union qu’on a rompue au nom de la « science positive, » on ne saurait donc la refaire dans « la catégorie de l’Idéal ; » et nos « raisons d’aimer » ne se fondent point sur notre impuissance à trouver des « raisons de croire. » Mais la tentative n’en demeure pas moins caractéristique, et on voit bien quelle en est la nature. Il s’agit d’obtenir de la sensibilité cette part de sacrifice qu’il est convenu que l’on ne saurait demander à la raison, et d’opposer « l’union des cœurs » au danger de dissolution que fait courir à la société la désunion des intelligences.

Et d’autres enfin, comme Vinet, ont essayé de résoudre la difficulté par une distinction subtile, plus imaginaire que réelle, entre l’ « Individualisme et l’Individualité. » Il ne faut point confondre, a dit Alexandre Vinet, ces deux ennemis jurés, l’Individualisme et l’Individualité : le premier, obstacle et négation de toute société, la seconde, à qui la société doit tout ce qu’elle a de saveur, de vie et de réalité. » (Études sur Blaise Pascal, p. 101.) On ne voit pas très bien ce que cela veut dire. Si l’individualisme est de tout rapporter à soi, on ne voit pas très bien par quels