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« Tourne, Béatrice, tourne tes yeux sacrés vers le fidèle ami qui pour te voir a fait un si long chemin. Telle était leur chanson » et cette chanson-là, par le rythme, par l’inflexion et par l’accent, en évoque une autre qui plus tard l’égalera, que peut-être même la musique fera plus belle encore : un chœur d’âmes aussi, conduisant vers l’ombre chérie, sur les gazons divins, Orphée, autre pèlerin d’amour.

Dante, qui ressemble ici à Gluck, annonce ailleurs les maîtres d’un art plus complexe ; il devine des formes ou des genres que son époque ne pouvait connaître. Au vingtième chant du Purgatoire, certain Gloria in excelsis n’est pas chanté, mais crié :


Poi cominciò da tutte parti un grido.


La montagne en est ébranlée tout entière. De même, quelques siècles plus tard, le Gloria de la messe en si mineur de Bach et celui de la messe en de Beethoven, commenceront — avec quel éclat ! — beaucoup moins par des chants que par des cris.

La musique dantesque n’a rien de monotone. Elle abonde en effets imprévus et variés sans cesse.


Un peu devant nous et par le travers de la côte, venait une troupe qui chantait le Miserere verset par verset.

Quand ils s’aperçurent que mon corps ne donnait point passage aux rayons, leur chant se changea en une exclamation longue et rauque :


Mutar lor canto in un O lungo e roco[1].


Où trouverons-nous une telle interruption, un pareil point d’orgue ? Ce ne sera que dans les sonates, ou les quatuors, ou les symphonies du plus tragique des musiciens. Dante aurait pu dire de cette exclamation « longue et rauque » ce que Wagner fait dire à Beethoven des points d’orgue qui coupent les premières mesures de la symphonie en ut mineur : « Tenez mon point d’orgue longuement et terriblement. Je n’ai pas écrit des points d’orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le temps de réfléchir à ce qui suit... Alors la vie du son doit être aspirée jusqu’à extinction. Alors j’arrête les vagues de mon océan et je laisse voir jusqu’au fond de ses abîmes, ou je suspends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais

  1. Purgat., V.