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Il demeura presque constamment avec Belling sur les théâtres secondaires, associé à ces aventures audacieuses que Frédéric II lui-même comparait à celles d’Amadis.

Et puis, ce fut une longue période de paix. Blücher y dépensa ce qu’il avait d’activité en surcroît ; mais de façon à ne point s’attirer la bienveillance du grand roi. Les hussards chargés d’occuper les nouvelles provinces polonaises, où Frédéric II cherchait à apaiser, du mieux qu’il pouvait, l’hostilité des Slaves, se prêtaient mal aux vues conciliantes du roi de Prusse. Chaque jour quelqu’un des leurs disparaissait, et il était difficile de savoir sur qui exercer les représailles. Blücher, alors capitaine, fit arrêter le curé polonais d’une paroisse voisine, suspect d’exciter ses ouailles, le fit placer au-devant d’une fosse, et fit le simulacre de l’exécution, les fusils n’étant chargés que de poudre. Le curé prit l’exécution au sérieux, tomba dans la fosse et faillit en mourir, s’il n’en mourut pas tout à fait. On attribue à cet esclandre la disgrâce où tomba Blücher. Lorsque, s’étant vu préférer pour le grade de major un camarade qu’il jugeait moins digne, il demanda à se retirer, Frédéric II le congédia assez brusquement. On prétend qu’il écrivit sur le congé : « Le capitaine de Blücher peut aller au diable. »

En vain Blücher demanda à maintes reprises à reprendre du service. Avec une persistance presque rancunière, le roi, de sa propre main, repoussa chaque fois la demande. Ainsi Blücher dut, moitié de bon gré d’abord, puis de fort mauvais gré ensuite, employer treize années de sa vie à l’autre occupation favorite qui se partageait, avec le métier des armes, l’existence des hobereaux prussiens : à la direction économique de ses biens-nobles. Mais il ne faut point se représenter le seigneur revenant au berceau de sa famille : les biens-nobles changeaient souvent de mains, et leur mobilité, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dépassait ce que l’on peut imaginer. Depuis longtemps, la famille de Blücher était déracinée ; elle avait abandonné le bien patrimonial du Mecklenburg. Blücher s’était marié dans la Prusse occidentale. En quittant le service, il s’établit dans cette province, en pays polonais, sur un bien-noble appartenant à la famille de sa femme. Quelques années plus tard, il acquerra d’autres biens-nobles en Poméranie et ira s’y installer. Il les vendra plus tard, recevra, d’un des successeurs de Frédéric II, une part des dépouilles polonaises, des biens-nobles confisqués