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des rites religieux : ablutions, révérences, offrandes de jasmin ou de fleurs jaunes. La grande extase de chaque matin est commencée sur tous les radeaux, sur toutes les marches, et je n’ai point ma place parmi les croyans dédaigneux, qui ne semblent même pas me voir ; je passe comme n’importe lequel de ces touristes, qui affluent maintenant à Bénarès, depuis que le voyage est facile et que l’Inde s’est ouverte à tous… Mais je ne suis déjà plus le même qu’en arrivant ; les heures passées dans la maison des Sages ont laissé en moi une empreinte qui sans doute ne s’effacera plus jamais. J’ai franchi les « terreurs du seuil, » et j’entrevois l’apaisement, dans la résignation aux vérités nouvelles. Tout commence à changer d’aspect, la vie et même la mort, depuis que réapparaissent en avant de ma route, sous une forme différente, des durées infinies que depuis longtemps je n’apercevais plus…

Et cependant, combien l’« illusion de ce monde, » — pour parler comme ces Sages, — me tient et m’obsède encore ! Le détachement suprême, dont ils ont déjà déposé le germe dans mon âme, le renoncement à tout ce qui est charnel et transitoire, je ne connais pas sur terre un lieu capable à la fois d’y conduire plus vite et d’en éloigner davantage que cette Bénarès essentiellement affolante où un peuple entier ne songe qu’à la prière et à la mort, — et où, malgré cela, tout est piège pour les yeux, pour les sens : la lumière, les couleurs, les jeunes femmes demi-nues aux voiles mouillés, aux regards de langueur ardente ; le long du vieux Gange, l’étalage de l’incomparable beauté indienne…

Mes bateliers, sans que je le leur commande, remontent comme chaque jour le courant du fleuve, et nous arrivons devant le quartier des vieux palais, qui est plus solitaire et favorable au recueillement… Cette après-midi, je serai de retour dans la petite maison des Sages, où me ramène une attirance mêlée d’effroi ; leur enseignement gagne du terrain d’heure en heure dans mon âme, d’abord inattentive ou révoltée. Déjà ils ont déséquilibré l’être que j’étais ; il semble qu’ils aient entamé mon individualité intime, pour commencer de la fondre, comme la leur, dans la grande âme universelle…

« Tu ne peux désirer, disent les Sages, que ce qui est différent de toi-même, ce qui est en dehors de ton être ; et, si tu sais que les objets de la conscience sont en toi, et qu’en toi est