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Illusion, l’individualité durable de ceux que nous aurons chéris ; choses d’un jour, leur sourire, l’expression de leur regard, tout ce qui nous les distinguait essentiellement des autres, tout ce qui nous semblait un reflet presque immatériel de leur âme, et que nous aurions souhaité impérissable et inchangeable comme cette âme elle-même. Jadis, attaché désespérément que j’étais à la conception chrétienne de la vie, j’avais dédaigné l’examen de cette doctrine qui révoltait toute mon humaine tendresse ; dernièrement, à Madras, je l’avais aussi repoussée, il est vrai, sous sa forme bouddhique, plus froide et plus cruelle ; mais voici qu’aujourd’hui elle s’impose à moi d’heure en heure davantage, dans son intégrité première, telle que l’énoncèrent, au commencement des temps, nos grands ancêtres mystérieux, et, après des épouvantes que je ne puis ni ne veux traduire, j’entrevois que je me résignerai à la somme de consolation qu’elle peut donner encore.

Comme conséquence, le détachement préconisé par les Sages a commencé de poindre au fond de mon âme ; détachement des êtres, ou de leur mémoire terrestre s’ils ont quitté la terre. L’angoissante interrogation n’est plus associée au souvenir de ceux que j’ai perdus ; ils vivent sans doute, presque libérés déjà de leur moi tyrannique et illusoire, et j’accepte l’idée de ce revoir lointain, plutôt de cette fusion avec eux, qui ne sera pas au lendemain de la mort, mais peut-être après des siècles de siècles, — les durées, d’ailleurs, étant elles-mêmes illusoires au premier chef, et appréciables pour nous par rapport seulement avec la brièveté de notre incarnation présente…

Je sais que ce renoncement passera, et que peu à peu, échappé à cette sphère d’influence, je me reprendrai à la vie, mais jamais comme avant ; le germe nouveau qui a été déposé dans mon âme est destiné à l’envahir, et me ramènera vraisemblablement à Bénarès. Et combien ce qui fut jusqu’ici mon rôle en ce monde se révèle à moi pitoyable et vain : affolé que j’étais de formes et de couleurs, éperdument épris de vie terrestre, m’acharnant à fixer tout ce qui est éphémère, à retenir tout ce qui passe !…


Je sors le soir de la maison des Sages, et le charme extérieur est toujours là qui m’attend pour me ressaisir.

Errant sans but dans Bénarès, j’arrive cette fois, et par hasard,