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magnificence, les palais, la lumière à flots. Pour le Gange, on a fait, d’un bout à l’autre de la ville, ces escaliers pompeux qui permettent de descendre en tout temps jusqu’aux eaux saintes, même aux périodes de sécheresse où elles sont si basses, comme en ce moment, et découvrent les ruines ensevelies dans leur lit profond. Et, à tous les étages des marches, on a construit ces petites guérites de granit, comme des chapelles, où sont reproduits les différens dieux des temples, mais en réduction et avec des formes très massives, pour résister à l’effort des eaux qui chaque année, à la saison des pluies, les submergent longuement.

Ce fleuve, c’est toute la raison d’être, toute la vie de Bénarès. Du fond des palais ou des jungles, de partout, on vient pour mourir sur ces bords sacrés ; des vieillards, des malades s’y font apporter de loin, accompagnés de leur famille, qui, après leur mort, ne s’en va plus. Et ainsi la ville, qui a déjà trois cent mille âmes, se peuple chaque année davantage ; elle est, pour tous ceux qui sentent approcher leur fin, l’objectif, le lieu ardemment rêvé…

Oh ! mourir à Bénarès ! Mourir au bord du Gange, avoir là son cadavre baigné une suprême fois, avoir là sa cendre jetée !…


XI. — DÉSÉQUILIBREMENT

« Manas, âme : en sanscrit, un principe qui rayonne, qui se diffuse autour de nous, sans qu’il soit possible de lui assigner ces limites précises qui font une individualité distincte, irréductiblement et à jamais distincte… »

Ainsi parle mon initiatrice, dans le calme de la petite maison hantée par les oiseaux, tandis que je suis assis en face d’elle, sur la modeste banquette garnie de toile blanche.

Et toujours son enseignement, d’une façon obstinée, d’une façon à la fois inexorable et compatissante, tend à détruire dans mon esprit la notion de la personnalité. Les êtres que j’ai aimés, les miens, les autres quelconques et moi-même, tous : parcelles momentanément séparées d’un même ensemble, et plus tard, après que les âges seront révolus, parcelles appelées à revenir s’abîmer dans cet ensemble ineffable, pour l’éternité ! Quelle interprétation tristement claire de cette obscure, mais si douce promesse de l’Evangile : Vous serez réunis un jour dans le sein de Dieu !