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multiples, présentent à ce soleil leurs petits dieux pesans, qui sont encore tout gris d’une couche de limon séché, et qui pendant plusieurs mois avaient dormi sous les eaux troubles, saturées de cendres humaines. Et, parce qu’il brûle déjà, ce soleil, des gens s’installent à l’ombre de tous ces grands parasols qui sont toujours là plantés à demeure et ressemblent à des ombelles de champignons géans, éclos en masse aux pieds de la ville sainte. Tandis qu’en haut, les vieux palais s’éveillent rajeunis dans le matin, et les pyramides rouges resplendissent, et les pointes d’or étincellent, les flèches d’or et les girouettes d’or.

Sur les radeaux innombrables et sur les marches d’en bas, le peuple de Brahma, déposant ses guirlandes et ses aiguières, commence de se dévêtir. Les draperies blanches ou roses, les cachemires de toutes nuances sont jetés çà et là, ou tendus sur des bambous, et alors des nudités admirables apparaissent, couleur de bronze sombre ou de bronze pâle. Les hommes à la fois sveltes et athlétiques, avec des yeux de flamme, entrent jusqu’à la taille dans l’eau sainte. Les femmes, moins dévoilées, gardant une mousseline sur la gorge et les reins, trempent seulement dans le Gange leurs jambes, leurs beaux bras cerclés d’anneaux, et puis elles s’agenouillent et se penchent sur le bord extrême, pour lancer plusieurs fois dans le fleuve leur longue chevelure dénouée ; l’eau qui ruisselle alors sur leur poitrine, sur leurs épaules, fait plaquer la fine étoffe révélatrice, et elles ressemblent à la « Victoire aptère, » plus belles et plus troublantes que si elles étaient nues.

Des bouquets, des guirlandes, on en offre au Gange à profusion ; en lui faisant des saluts, des révérences, on lui en jette de tous côtés. Et on remplit les aiguières, les buires, et chacun, dans le creux de sa main, puise, pour boire, à l’eau sacrée.

Du mélange et du frôlement des nudités superbes, aucune pensée charnelle ne semble jaillir, tant le sentiment religieux est exclusif, ici et à cette heure ; on ne se voit pas les uns les autres, on ne voit que le fleuve, le soleil, la splendeur de la lumière et du matin ; on admire, on adore. Et quand sont finies les longues ablutions rituelles, les femmes remontent paisiblement vers leur maison, pendant que les hommes, sur leurs radeaux, parmi leurs guirlandes et leurs gerbes, se préparent à la prière.

Oh ! le réveil quotidien de ce peuple du passé, chaque fois se réunissant pour prier son Dieu, les plus humbles ayant place