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incarnation du Beau Éternel, l’échelle par où son âme s’élève au créateur de toute beauté ; mais on sent que ces protestations sont de pure forme, qu’elles ne partent pas du cœur. Elles ne réussissent point, en tous cas, à nous convaincre. Nous voyons fort bien, comme dit spirituellement De Sanctis, que ce qui échauffe son imagination, « c’est la personne de Laure, considérée en elle-même, et non comme l’incarnation de la sagesse[1]. » Sans doute il admire toutes ses vertus, mais c’est à cause de sa beauté qu’il l’aime. Cette beauté, il ne cesse de se la représenter à lui-même, embellissant la réalité de toutes les couleurs que peut fournir une complaisante imagination : il se peint celle qu’il adore au milieu d’un pré verdoyant, au bord des ondes pures où elle va plonger son beau corps, au pied d’un arbre qui fait neiger sur elle des fleurs printanières : et voilà la description de la nature qui vient s’associer à l’analyse du sentiment et tempérer ce que cette analyse pourrait avoir d’aride et de monotone. « Cela, dit encore De Sanctis, paraissait un recul, et c’était un progrès : l’amour, dégagé de tous les sentimens étrangers qui l’étouffaient, n’est plus idée ou symbole, mais sentiment ; et l’amant, qui occupe sans cesse la scène, nous fait l’histoire de son âme… Nous sortons des mythes et des symboles pour entrer dans le temple de la conscience, éclairé d’une pure lumière : plus rien désormais ne s’interpose entre l’homme et nous : le sphinx s’évanouit et l’homme est retrouvé. »

Pétrarque revenait en somme, par un chemin détourné, à la voie royale du naturel et du simple, que n’avaient su découvrir ni les troubadours ni aucun de leurs premiers imitateurs, et que le grand minnesinger allemand avait retrouvée par le sûr instinct du génie. L’exemple de Pétrarque, comme celui de ce précurseur, qu’il ignorait sans aucun doute, montrait une fois de plus qu’il n’est pas de forme si vieillie, si desséchée, qui ne puisse refleurir, si on fait d’elle l’expression de sentimens simples et sincères.


A. JEANROY.

  1. Storia della letteratura italiana, I, p. 269.