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cette scolastique a passé à travers un esprit lucide et puissant, cette pesante matière est pétrie par une main géniale : voilà pourquoi ces chansons, en dépit de l’aridité du sujet, restent encore lisibles et même attachantes. Sa puissance d’imagination créatrice est telle qu’elle réussit à animer les symboles, à faire vivre les abstractions : ces fantômes deviennent chez lui des figures sculpturales qu’on dirait taillées par le ciseau d’un Michel-Ange. Il voit Amour « sous la figure d’un voyageur, l’air abattu comme s’il avait perdu sa seigneurie, soupirant et marchant tête baissée. » La Justice, errante et persécutée, lui apparaît « comme une rose dont la tige est brisée… Elle se penche et appuie sa joue sur sa main ; les pleurs inondent cette joue et coulent le long du bras nu. » Il prête aux choses inanimées un esprit et une volonté. Les murailles elles-mêmes s’animent et lui crient : « Meurs[1] ! » On dirait un géant qui s’amuse à jongler avec des poids que nul autre ne pourrait soulever. Mais ces tours de force ne nous intéressent que médiocrement : les canzoni de Dante purent faire les délices d’un cénacle, elles font encore l’étonnement de quelques lettrés ; elles ne sont pas entrées dans le patrimoine commun de l’humanité.

La gloire de faire éclater les vieux cadres, de dégager de la vieille poésie de cour la poésie du cœur, était réservée à un esprit moins puissant et pourtant moins respectueux de la tradition, moins empêtré dans les langes du moyen âge, à Pétrarque. Cette grande rénovation de l’art s’accomplit, comme elles s’accomplissent toutes, par un retour à la nature. En écrivant en langue vulgaire ses poésies amoureuses, Pétrarque, en effet, ne poursuivait pas la gloire littéraire, qu’il demandait uniquement à ses œuvres latines ; ses sonnets et ses chansons, composés au jour le jour, n’étaient qu’un passe-temps, une « bagatelle, » ou plutôt c’était l’intime confession où se soulageait son cœur agité d’éternelles inquiétudes. « Pleurer me suffisait et je ne demandais pas à ces pleurs la gloire. » Et voilà pourquoi il osa ici ce qu’il n’eût pas osé dans ses œuvres latines. Sans doute il ne brisa pas complètement avec la tradition : il y a encore, dans son vocabulaire, beaucoup du vieux matériel usé des troubadours, dans sa conception de l’Amour un reste de la métaphysique dantesque. Il proteste que Laure, comme Béatrice, est une

  1. Voyez N. Zingarelli, op. cit., p. 363-4.