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sais cent dames dont chacune voudrait posséder mon cœur. Je ne les nommerai point, car je suis celui qui ne sut jamais se vanter[1]. »

Ce don Juan, ce bourreau des cœurs est aussi un foudre de guerre : « Partout où je passe, on s’écrie : Le voilà, ce fameux Peire Vidal, le soutien, la colonne de courtoisie et de galanterie ! Il fait prouesse pour sa dame et se plaît en bataille plus que moine dans la paix du cloître… Quand j’entre dans un tournoi, volontiers je déploie mon enseigne et mets les lances en miettes, Si je trouve un champion qui ose m’attendre, il est mort, car, sous les armes, je suis farouche et n’écoute rien… Mes ennemis, quand ils entendent parler de moi, s’enfuient comme la caille devant l’épervier. Quand j’ai revêtu mon blanc haubert, la terre tremble sous mes pas. J’égale en prouesse Olivier et Roland ; en amour, je vaux Bérard de Montdidier. Mes ennemis, fussent-ils couverts d’un corselet de fer ou d’acier, ne seront pas mieux défendus contre mes coups qu’ils ne le seraient par le plumage d’un paon[2]. » Mais pour accomplir toutes ces prouesses, il lui faudrait un destrier. Que vaut, à pied, le plus redoutable champion ?… Traduisons, en conséquence : « J’accepterais volontiers un cheval, si quelqu’un consentait à me l’offrir. »

Cette curieuse tentative, si elle ne resta pas tout à fait isolée, ne fut jamais, du moins, poursuivie avec autant de suite et de succès. La plupart des troubadours continuèrent à aligner solennellement des formules auxquelles ils ne pouvaient plus croire, et qui allaient se vidant de plus en plus de leur sens. Aussi bien avaient-ils tout intérêt à en atténuer la précision. Ils étaient désormais, comme je l’ai déjà montré[3], suspectés, surveillés de près par un clergé soupçonneux et tout-puissant, ennemi de cette civilisation dont ils étaient l’expression la plus brillante et de cet art qu’on rendait responsable de la corruption des mœurs. Vers le second tiers du XIIIe siècle, nous les voyons insister de plus en plus, à l’exemple de Guiraut de Bornelh, sur les lieux communs de morale générale compatibles avec les théories courtoises, et chanter, non plus comme jadis, un amour qui, pour être voilé dans l’expression, n’en était pas moins fort sensuel dans son essence, mais un amour épuré et qui se pique même

  1. Ed. Bartsch, n° 3 et 45.
  2. Ed. Bartsch, n° 45, 29 et 30.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1899, p. 381.