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mon amour : Hardiesse, en effet, m’est enlevée par Crainte[1]. » C’est un chapelet, une cascade d’arguties et de pointes : se fût-on attendu à trouver ici quelque chose comme la chute du sonnet d’Oronte ? « Mon cœur est si bien partagé que sans désespérer je n’ose avoir espérance[2]. » Dans ce monstrueux amalgame de dialectique et de poésie, il ne reste plus ni poésie ni dialectique, ni sens commun, ni sentiment : ce n’est plus que vaine et glaciale logomachie.

Folquet de Marseille estimait sans doute ces belles trouvailles au prix qu’elles lui avaient coûté ; il n’a aucunement conscience de leur puérilité et se prend lui-même fort au sérieux. Il n’en est pas de même de Peire Vidal, dont l’originalité fut d’introduire dans la chanson l’esprit, la fantaisie et jusqu’à de véritables charges de rapine en gaîté. Fils d’un pauvre pelletier de Toulouse, obligé néanmoins, de par son métier de troubadour, à courtiser les plus grandes dames, il comprend ce que la fonction a de ridicule et se résigne gaîment à son rôle de bouffon de cour. Adorateur d’une châtelaine affligée du nom ou du surnom de loba (louve), il déclare ambitionner celui de loup et réclamer tous les avantages avec tous les risques du métier. Fi des palais et des villes ! Vive la liberté des champs et des grands bois, dussent les vilains lui courir sus et lancer à ses trousses leurs dogues[3]. Ayant épousé, au cours de ses lointains voyages, une Grecque, il se laissa persuader, ou du moins le feignit, qu’elle était fille de l’empereur de Constantinople, et revendiqua les prérogatives attachées à cette dignité : à lui le sceptre et le manteau impérial ; à lui les hommages des hommes ; à lui surtout ceux des femmes. Oublieux de son rang, aussi bien que de son auguste épouse, il daigne, en effet, accepter les cœurs qui s’offrent à lui de toutes parts : « Il y a cent dames que j’ai fait pleurer, cent autres dont j’ai rempli le cœur de joie. Aussi les maris me craignent-ils plus que le fer et le feu… Gloire à celui qui m’a élevé et à Dieu qui m’a fait ce que je suis ! Tous les jours je reçois de Catalogne et de Lombardie mille saluts d’amour. Je

  1. Moll i fetz gran pecat Amors, dans Lexique roman, I, 343.
  2. Us volers outracuidatz, dans Mahn, Gedichte, n° 106.
  3. Le biographe de Peire Vidal, comprenant mal ces vers, a bâti sur eux toute une extravagante histoire : selon lui le poète se serait réellement déguisé en loup et aurait couru le risque d’être assommé par des chasseurs et déchiré par des chiens. M. Novati (Romania, XXI, 79) a montré comment le passage devait être interprété.