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rénovation que celle qui ne porte point sur le fond des choses, et la chanson provençale pouvait-elle sans périr toucher à ces idées sur lesquelles elle vivait depuis si longtemps ? Aucun des troubadours de la meilleure époque ne paraît l’avoir pensé. Guiraut de Bornelh lui-même n’a pas une idée originale : il continue, comme tous ses prédécesseurs, à chanter la beauté et les mérites de sa dame, à se plaindre de ses rigueurs, à célébrer les vertus ennoblissantes de l’amour. Il reprend tous les lieux communs du genre, les développe méthodiquement, d’un ton doctoral et pénétré, avec une gravité presque sacerdotale[1]. Il essaie même de les rattacher tant bien que mal à la morale universelle, d’en tirer quelques préceptes applicables à la vie. Il mérite, en quelque mesure, la magnifique appellation dont Dante l’a gratifié, de « poète de la rectitude ; » mais le fond sur lequel il est réduit à vivre était vraiment trop pauvre : la poésie courtoise était par sa nature même condamnée à ne jamais avoir de Boileau.

D’autres poètes, non moins bien doués, cherchèrent ailleurs le renouvellement que tous sentaient nécessaire. Folquet de Marseille, qui devait se faire, comme évêque de Toulouse et fléau de l’hérésie, une tout autre réputation, crut le trouver dans une application méthodique des procédés de la scolastique aux antiques lieux communs de la chanson. Reprenant chacun de ceux-ci, il consacre les ressources d’un esprit méticuleux et précis, rompu aux subtilités de l’école, à en tirer, comme il eût pu faire d’un aphorisme d’Aristote, toutes les conséquences possibles, jusqu’aux plus absurdes : le Seicento italien, dans sa fureur de concetti, n’a rien produit de plus laborieusement puéril : « Dame, mon cœur vous porte en lui : si donc mon cœur brûle, vous courez grand risque d’être embrasée : dame, gardez mon cœur de l’incendie[2]. »

Ses procédés favoris sont l’antithèse et la personnification des sentimens : Amour et Raison, Orgueil et Merci, Témérité et Crainte, c’est déjà toute la lamentable théorie de fantômes que nous retrouverons dans le Roman de la Rose. Et le malheureux s’imagine avoir exprimé une idée parce qu’il a entre-choqué des mots : « Jamais Hardiesse ne m’a fait assez hardi pour avouer

  1. Il avoue lui-même qu’une de ses chansons ressemble fort à un sermon (Sim sentis dans Mahn, Gedichte, n° 127).
  2. En chantan m’aven a membrar, dans Raynouard, III, 159.