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n’est pas eux que j’ai comblés d’honneurs et gorgés d’argent. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. Mais l’instinct de la nécessité les éclaire, la voix du pays parle en eux. Si je le veux, dans une heure, la Chambre rebelle n’existera plus... Mais la vie d’un homme ne vaut pas ce prix. Je ne veux pas être le roi de la Jacquerie. Je ne suis pas revenu de l’île d’Elbe pour que Paris soit inondé de sang. »


VI

Il était six heures quand Lucien, accompagné des ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Police, entra dans la salle des séances. La nouvelle qu’une foule énorme acclamait l’Empereur autour de l’Élysée avait jeté l’alarme parmi les députés. Le bruit courait que des ordres étaient donnés d’assembler les dépôts de la vieille garde et deux bataillons de tirailleurs fédérés pour les faire marcher contre la Chambre. A l’arrivée du Président des Cinq-Cents au 18 brumaire, chacun sentit un léger frisson ; on regardait instinctivement si derrière les commissaires de l’Empereur ne luisaient pas des baïonnettes. L’assemblée reprit son assurance en voyant l’attitude embarrassée de Lucien et la sérénité de Fouché. Sur la demande du prince, la Chambre se forma en comité secret. Lucien fut le message où l’Empereur disait en substance que les négociations allaient être rouvertes pour mettre un terme à la guerre, si cela était compatible avec l’indépendance et l’honneur de la nation, et que le prince Lucien et les ministres étaient chargés de donner à la Chambre tous les renseignemens qu’elle pourrait désirer. « La plus grande union est nécessaire, terminait l’Empereur, et je compte sur la coopération et le patriotisme des Chambres et sur leur attachement à ma personne. » Lucien acheva cette lecture par un appel à l’union entre les corps politiques, puis Davout, Caulaincourt et Carnot, montant tour à tour à la tribune, donnèrent quelques renseignemens d’un optimisme timide sur les ressources militaires et les espérances diplomatiques.

Jay, l’homme de Fouché, prit la parole. « Je ne me dissimule pas, dit-il avec emphase, le danger auquel je m’expose, si la proposition que je vais faire n’est pas soutenue par la Chambre tout entière. Mais dussé-je essuyer le même sort que les anciens