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l’amant n’a pas de droits ; il ne peut rien demander qu’à titre de grâce : « Quoique ami, il reste vassal ; la dame, quoique amie, demeure suzeraine[1]. »

Cette métaphore, on me paraît ne pas l’avoir assez remarqué[2], est au fond même de la conception de l’amour chevaleresque et c’est d’elle qu’en est sorti presque tout le vocabulaire. Même quand le poète s’appelle Guillaume IX ou Rambaut d’Orange, qu’il soit comte, duc ou roi, il proteste de l’humilité de sa condition et déclare qu’il s’effraie en la comparant à la noblesse de celle qu’il aime. Il est clair qu’il n’y a là qu’une façon de parler, une simple métaphore ; mais il est infiniment probable qu’à l’origine il y avait autre chose. Les premiers auteurs de chansons, s’ils eussent été socialement les égaux ou les supérieurs de celles qu’ils courtisaient, n’eussent point consenti à leur parler sur ce ton ; et celles-ci elles-mêmes eussent-elles réussi à leur faire accepter cette humiliante terminologie ? On est donc amené à penser que les premiers auteurs de chansons courtoises ont été des personnages de condition subalterne. C’est là une idée récemment exprimée par une très ingénieuse et très érudite essayiste anglaise, et qui me paraît, à condition d’être expliquée comme il convient, contenir une grande part de vérité. « Quoi ! répondra-t-on sans doute, ces formes d’une si aristocratique élégance, où fleurissent les plus exquises délicatesses du sentiment, seraient nées dans un milieu servile ! Des princes eussent consenti à élever jusqu’à eux une poésie de valets ! » Sans doute il y aurait là quelque chose de parfaitement invraisemblable, mais la difficulté disparaîtra si l’on réfléchit aux conditions particulières de la famille dans le Midi. La masnada se composait, non seulement de serviteurs proprement dits, mais encore de chevaliers pauvres, obligés de louer leurs services à des seigneurs plus puissans et plus riches. Eux aussi étaient nobles ; leur rang, non leur condition, était inférieur, et la prestation d’un serment de temporaire fidélité était loin de diminuer

  1. Raynouard, Choix de poésies, IV, p. 28.
  2. Ceci n’est plus exact aujourd’hui : M. E. Wechssler vient précisément de montrer, dans un article très érudit, par une infinie quantité de rapprochemens topiques, que le vocabulaire amoureux est rigoureusement calqué sur celui qui avait été créé pour les besoins du service féodal, et cela eu point que l’amante est souvent qualifiée non seulement de dame, mais de seigneur (mi dons). (Frauendienst und Vassallität, dans Zeitschrift fur französische Sprache und Litleratur, XXIV, p. 159 ; conférence tenue à Strasbourg le 3 octobre 1901.)