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la bienfaisante influence des femmes qui devenaient l’ornement des réunions. Elles pouvaient exiger, de ceux qui aspiraient à y paraître et à leur plaire, un peu plus de retenue dans les paroles et d’élégance dans les manières : « Les dames, dit Guillem de Cabestanh, ont le pouvoir d’humaniser les malotrus et les rustres : tel est preux et courtois qui, s’il n’eût aimé, fût resté envers tous maussade et revêche[1]. » C’est sous l’inspiration des femmes que se forma cet ensemble de qualités mondaines que le moyen âge appelle la courtoisie et qu’un mot résume, la « mesure : » mesure dans les paroles et les actions, mesure dans la gaîté même, mesure en tout, sauf pourtant dans la prouesse et la générosité. Toutes ces qualités, j’allais dire ces vertus, elles deviennent faciles à celui qui sait créer et entretenir dans son cœur cette sorte d’exaltation qualifiée de joy, qui élève l’homme au-dessus des sentimens vulgaires et le livre en proie à toutes les belles et généreuses aspirations. Or, si le joy est père de la valeur, il est fils de l’amour. « Sans Joie il n’est pas de Valeur, et Joie, c’est Amour qui la fait naître, » chante Arnaut de Mareuil[2]. L’amour, voilà donc le principe auquel font appel les dames érigées en professeurs de belles manières : elles deviennent donc en quelque sorte l’enjeu, en même temps que les arbitres, de cette singulière et dangereuse partie qu’elles avaient engagée au profit de l’adoucissement et de l’ennoblissement des mœurs.

Mais cet amour qu’elles acceptent, qu’elles semblent appeler, et qui peut les compromettre si gravement, — car il n’est nulle part donné comme platonique, au contraire, — elles veulent rester libres d’en régler à leur fantaisie les manifestations, de fixer les limites où il doit se renfermer. C’est de leur « merci » que l’amant doit attendre ce qu’il espère ; elles ne veulent pas entendre parler d’un contrat qui assurerait aux deux parties des droits égaux et corrélatifs. La question est discutée ex professo dans un très curieux partimen entre Gui d’Ussel et Marie de Ventadour. Tandis que le poète prétend, — il eût pu en appeler à l’autorité, alors si peu contestée, d’Ovide, — que l’amour nivelle les conditions et que, quand deux cœurs sont bien épris, ils ont l’un sur l’autre les mêmes droits, la noble dame maintient très énergiquement le principe de l’absolue supériorité de l’amante :

  1. Ar véi qu’em vengut, dans Raynonard, Choix de poisies, III, 111.
  2. Ses joi non es valors, dans Raynonard, op. cit., III, p. 221.