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le dis, jaloux, et vous en avertis, et celui-là fera grande folie qui refusera de me croire : vous trouverez difficilement gardien qui ne se laisse aller au sommeil ; et je n’ai jamais vu femme si fidèle qui, si on l’écarté de la société des honnêtes gens, ne soit disposée à se contenter d’un vilain. Celui qui ne peut avoir un cheval se contente bien d’un palefroi ! Et vous-même, si le médecin vous défendait les vins généreux, ne boiriez-vous pas de l’eau pure, plutôt que de mourir de soif ? Oui certes : chacun de nous boirait de l’eau pure, plutôt que de mourir de soif[1]. »

Le témoignage de Guillaume IX est corroboré, quelque trente ou quarante ans après, par celui de Marcabrun. Mais, tandis que le poète grand seigneur sourit et raille, le troubadour plébéien s’indigne : il flétrit, en termes singulièrement justes dans leur violence, ces maris « geôliers de leurs femmes, larrons de celles d’autrui, » et il leur fait exactement les mêmes prédictions : « Vous n’échapperez pas, dit-il, au châtiment que vous méritez : ce sont des valets, des girbauts (on ne sait pourquoi il emploie ce nom, qui était peut-être fréquent dans la domesticité d’alors) qui en seront les ouvriers, et il arrivera que vous caresserez de petits girbauts alors que vous croirez embrasser vos fils ! » Et voilà pourquoi, ajoute le poète, qui croit, comme tout le moyen âge, à l’hérédité des vices et des vertus, tout dans ce siècle va de mal en pis. On le voit : l’expression diffère, l’idée est la même. Nous retrouverons encore le même tableau vers 1165, chez Etienne de Fougères, évêque de Rennes, qui avait été chapelain de Henri II et avait vu de près la vie des cours. Chose singulière et vraiment significative, le prélat breton s’exprime presque dans les mêmes termes que le jongleur gascon et le comte de Poitiers, qu’il n’avait certainement pas lus : « D’unions monstrueuses, dit-il, procèdent tels lignages, qui mettent à fin la vraie noblesse : l’héritage du noble baron passe à un bâtard ; voilà pourquoi ils sont si vils, les prétendus descendans des preux de jadis[2]. »

Si le rapprochement plus fréquent des sexes devait provoquer des désordres, — dont les moralistes ont du reste pu exagérer la gravité, — il devait avoir aussi quelques conséquences heureuses : il n’est pas possible que les mœurs, hier encore si rudes, des barons féodaux, n’aient pas été polies et affinées sous

  1. Companho, non pose mudar, dans Bartsch, Chrest. prov., p. 31.
  2. Ed. Kremer, strophe 271-2.