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mystique où aboutit naturellement le christianisme… Tout cela est bel et bon ; mais il n’en est pas moins vrai que ces spéculations sont dangereuses et qu’elles ont toujours été surveillées de près par l’Église. L’amour « courtois, » quelque épuré qu’il soit dans son expression, conduisait tout droit, — il faut bien trancher le mot, qui est ici le seul juste, — à l’adultère, et il n’est pas possible que des âmes imprégnées de christianisme, comme l’étaient presque toutes celles du XIIe siècle, aient pu être indifférentes à cette conséquence.

La constitution même de la société civile et l’état des mœurs étaient-ils faits pour favoriser le développement des théories en question ? Évidemment non. Nulle société n’a, moins que celle du moyen âge, incliné vers ce qu’on appelle aujourd’hui le féminisme. La loi civile ne reconnaissait à la femme qu’un minimum de droits, et l’opinion était d’accord avec la loi civile. Il faut voir, dans les chansons de geste, le peu d’initiative laissé à l’épouse et à la mère, et avec quelle rudesse elles sont replongées dans leur néant si elles ont quelques velléités d’en sortir. Quand la mère de Raoul de Cambrai, qui a tout sacrifié à son fils, l’adjure de ne pas offenser Dieu en essayant de dépouiller des orphelins, c’est avec des paroles d’une révoltante brutalité qu’il la renvoie à ses chambres : « Maudit soit-il, je le tiens pour un lâche, celui qui prend conseil de femme !… Allez, allez vous dorloter dans vos appartemens ! Songez à boire, à manger, à engraisser votre corps ; de nulle autre chose dame ne doit s’occuper[1]. » Le mariage, dans les chansons de geste, est presque toujours regardé, au moins par les hommes, comme une affaire, où le cœur n’a presque aucune part. Quand, dans les Lorrains, des considérations politiques exigent que la jeune Blanche-fleur, fiancée à Garin, épouse le roi de France, Blanche-fleur n’est pas consultée et doit se résigner en frémissant : le roi ne semble pas admettre l’hypothèse qu’il en puisse coûter à Garin de renoncer à sa fiancée, et Garin, en effet, n’en exprime aucun regret. Il y a, dans Auberi le Bourgoin, qui pourtant n’est pas une des chansons les plus anciennes, un épisode vraiment caractéristique : « Pour délivrer la dame qui s’est donnée à lui, Auberi a dû livrer un combat dont il est sorti vainqueur, mais où il a perdu son bon cheval Blanchard, et il trouve la délivrance de

  1. Édition P. Meyer, Société des anciens Textes, vers 1180-8.