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L’Empereur quitta le salon pour aller respirer un peu sous les grands arbres du jardin. Lucien le suivit. Il avait accepté sa mission à contre-cœur ; il jugeait qu’obtempérer à l’audacieuse sommation des députés en leur envoyant les ministres était déjà une sorte d’abdication. Seul à seul avec l’Empereur, il lui conseilla de nouveau de dissoudre la Chambre. À cette époque, le jardin de l’Elysée avait pour toute clôture un saut de loup et un petit mur très bas, en partie écroulé. La foule qui s’amassait dans l’avenue Marigny en criant : « Vive l’Empereur ! » et : « Des armes ! des armes ! » aperçut Napoléon au débouché de la grande allée. Les acclamations redoublèrent. « Eh bien ! dit Lucien, vous entendez ce peuple ?... Un mot, et les ennemis de l’Empereur auront succombé. Il en est ainsi par toute la France. L’abandonnerez-vous aux factions ? » L’Empereur s’arrêta, salua de la main la foule hurlante, et répondit à son frère, ému jusqu’aux larmes de la grandeur de ses paroles : « Suis-je plus qu’un homme pour ramener une Chambre égarée à l’union qui seule peut nous sauver ? ou suis-je un misérable chef de parti pour allumer la guerre civile ? Non ! jamais ! En brumaire, nous avons pu tirer l’épée pour le bien de la France. Pour le bien de la France, nous devons aujourd’hui jeter cette épée loin de nous. Essayez de ramener les Chambres ; je puis tout avec elles. Sans elles, je pourrais beaucoup pour mon intérêt, mais je ne pourrais pas sauver la patrie. Allez, et je vous défends en sortant de haranguer ce peuple qui me demande des armes. Je tenterai tout pour la France ; je ne veux rien tenter pour moi. »

Quelques instans après, l’Empereur exprima les mêmes sentimens à Benjamin Constant, qu’il avait mandé, et qu’il reçut dans le jardin. Les : « Vive l’Empereur ! » et les cris : « Aux armes ! » continuaient autour de l’Elysée. Benjamin Constant qui, le matin, avait considéré l’abdication comme funeste et qui, depuis la révolte de la Chambre, ne voyait plus d’autre issue, écoutait avec anxiété « ces manifestations d’un enthousiasme en quelque sorte sauvage. » Il songeait à l’unique, mais terrible ressource qui restait à Napoléon, s’il déchaînait la démagogie en l’excitant par les spoliations et le sang. « Cet homme, pensait-il, pourrait être le Marius de la France, et la France deviendrait le tombeau des nobles et peut-être le tombeau des étrangers. » L’Empereur avait longtemps gardé le silence, les yeux fixés sur la foule qui l’acclamait ; il dit soudain : « Vous les voyez ! ce