Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/669

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les traîtres, les pervers qui ne cherchent que votre perte. »

Voilà ce que répètent, pendant cent cinquante ans au moins, en des milliers de strophes, des centaines de poètes, de la Saintonge à la Provence, des Pyrénées aux montagnes de l’Auvergne. Qu’ils soient, comme Guillaume IX ou Rambaut d’Orange, chefs d’État, ou chevaliers pauvres, comme Raimon de Miraval, jongleurs errans, comme Gaucelm Faidit, clercs défroqués, comme Uc de Saint Cire, chanoines engagés dans les ordres, comme Peire Rogier, tous sont amoureux invariablement, et ils le sont tous de la même façon. Que la chanson ait uniquement l’amour pour sujet, cela se conçoit encore : jamais les genres n’ont été si rigoureusement délimités qu’au moyen âge, et l’on peut admettre que, dans celui-ci, l’amour fût chez lui. Mais cet amour ne ressemble guère à ce que le commun des hommes entend par ce mot : il n’admet ni tendres effusions, ni reproches amers, ni tous les brusques mouvemens inséparables de la passion : rien qu’une plainte éternellement respectueuse et mesurée, et quelques larmes discrètement répandues. C’est que l’amour, en effet, tel qu’il apparaît dans la poésie lyrique et aussi, à partir d’une certaine époque, dans le roman, doit revêtir certains caractères, s’assujettir à certaines lois. Ces caractères ont été si bien décrits, ces lois si exactement formulées par M. G. Paris, que ce serait se condamner à être inexact que de ne pas reproduire, au moins en partie, cette précise et délicate analyse.

« Cet amour est illégitime, furtif… ; la crainte perpétuelle de l’amant de perdre sa maîtresse, de ne plus être digne d’elle, de lui déplaire en quoi que ce soit, ne peut se concilier avec la possession calme et publique : c’est au don, sans cesse révocable, d’elle-même, au risque qu’elle court constamment, que la femme doit la supériorité que l’amant lui reconnaît.

« À cause de cela, l’amant est toujours devant la femme dans une position inférieure, dans une timidité que rien ne rassure, dans un perpétuel tremblement.

« Pour être digne de la tendresse qu’il souhaite ou qu’il a déjà obtenue, il donne l’exemple de toutes les vertus mondaines et sociales[1] ; elle, de son côté, cherche toujours à le rendre meilleur, à le faire plus valoir.

  1. Je modifie légèrement ici le texte de M. G. Paris, dont l’analyse s’applique plus spécialement à l’amour décrit dans les romans : « L’amant, a-t-il écrit, accomplit toutes les prouesses imaginables… »