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opinion universellement admise, quand il disait (De vulgari Eloquio, II, 3) que, de tous les genres, « c’est la chanson qui honore le plus celui qui y réussit, car seul il se suffit à lui-même et comprend l’art tout entier. » C’est dans la chanson, en effet, que, pour la première fois, les langues modernes, vulgaires, comme on disait, essayèrent de se hausser à la grande poésie, de traiter avec une noblesse digne d’eux des sujets réservés jusque-là au latin[1]. Ce grand effort ne devait pas être stérile : jusqu’au début du XVIIe siècle, c’est le formulaire même de la chanson provençale, à peine altéré et enrichi, qui devait servir dans l’Europe tout entière à l’expression élevée de l’amour : Dante, Pétrarque, le Tasse et tous leurs imitateurs sont, dans leurs œuvres lyriques, consciemment ou non, les imitateurs directs des troubadours.

Tout cela est exact, rigoureusement. Et pourtant le lecteur qui laisserait ici ces pages pour lire dans une traduction, ou même dans le texte, quelques chansons de troubadours risquerait fort d’éprouver une vive désillusion, d’autant plus vive peut-être qu’il en aurait lu davantage. Voici à peu près ce qu’il y trouverait :

« Dame, la plus belle, la plus parfaite des femmes, je vous aime ; mais je sais trop combien l’humilité de ma condition, la faiblesse de mes mérites me rendent indigne de vous, et je n’ose avouer mon amour. A vous de le deviner, en voyant ce qu’il a fait de moi : dès que je suis en votre présence, mon visage blêmit, mes yeux s’obscurcissent, je ne sais plus que balbutier et trembler comme la feuille au vent. Nuit et jour je ne pense qu’à vous et cent fois je me retourne sur ma couche sans pouvoir trouver le sommeil. Mais je suis soutenu par l’espoir d’une récompense d’autant plus douce que l’angoisse aura été plus cruelle. Et si, ce qui ne se peut, Amour faillait à me guerre donner, je ne l’en servirais pas moins, car par ce service je deviens meilleur et plus courtois. Et voilà pourquoi je veux souffrir en silence, préférant votre mépris aux faveurs les plus insignes qui me pourraient venir d’une autre… Cependant, madame, prenez garde aux « losengiers : » votre beauté vous attirera mille hommages qui tous ne seront ni aussi sincères ni aussi respectueux que les miens : sachez trier le bon grain de l’ivraie et, tandis qu’un amant loyal languit à vos pieds, gardez-vous d’écouter

  1. Cette pensée a été exprimée avec beaucoup de force par M. P. Meyer dans un important article sur l’influence des troubadours sur la poésie des peuples romans (Romania, V, p. 266).