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maintenant que le voilà roi[1], il y a trois mois au moins de profond deuil, pendant lesquels il n’est pas question de baptiser. »

L’affaire s’arrangea. Les souverains russes renoncèrent à leur droit de parrainage. Le roi d’Angleterre tint l’enfant sur les fonts baptismaux et lui donna son nom. Quant à Wellington, il reçut la promesse d’être parrain à son tour, si Mme de Liéven redevenait mère, ce qui arriva bientôt.

On devine à ces traits qu’au moment où nous en sommes de la vie de notre ambassadrice, elle brille, à la cour britannique, du plus vif éclat. Peut-être la redoute-t-on plus qu’on ne l’aime. Il y a tant de réticences dans les hommages qu’on lui rend qu’il faut bien croire qu’ils excitent, parmi les femmes de la cour, du dépit, de la jalousie, de l’envie. Le Roi, dont les attentions incessantes et multipliées la compromettent plus encore qu’elles ne la flattent, ne se gêne pas pour dire d’elle « qu’il la déteste. » Les ministres se plaignent « qu’elle intrigaille trop avec l’opposition. » Le prince Esterhazy, ambassadeur d’Autriche, confie au duc Decazes, ambassadeur de France, « combien l’inquiète et lui est peu agréable la correspondance secrète et suivie qu’elle entretient avec le prince de Metternich. » Le roi Louis XVIII lui-même, en écrivant à son ambassadeur, le met en garde contre les petites perfidies de Mme de Liéven et « de son cher z’amant. » D’autres vont jusqu’à contester qu’elle ait de l’esprit. Dans celui qu’on lui prête, ils ne voient « qu’une rare faculté d’exercer celui des autres et de se l’assimiler. » Néanmoins, les moins bienveillans sont obligés de reconnaître qu’elle rachète ses travers par de précieuses qualités. Elle est d’un commerce sûr, discrète, fidèle à l’amitié. Ses préjugés aristocratiques ne l’empêchent pas de saluer le mérite partout où elle le découvre, et cette femme, qui si fréquemment paraît accablée sous un incommensurable ennui, possède comme pas une, et par la seule puissance de son esprit, l’art de grouper autour d’elle les hommes les plus éminens et de les y fixer.

Elle est en même temps douée au plus haut degré du sens pratique de la vie. On vante justement la tenue de sa maison, ses réceptions, ses dîners, l’éducation qu’elle fait à ses fils, l’habileté qu’elle déploie pour faire croire en son mari à l’existence

  1. George III venait de mourir et le régent de lui succéder sous le nom de George IV.