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vingt ans, réservées aux seuls individus mâles et agiles, capables d’y grimper et d’en dévaler par une gymnastique de singes.

Et pourtant l’exploitation de nos omnibus était hier, est encore, sur certains points, très défectueuse. Nos fils la jugeront grotesque et barbare. « Qu’y a-t-il là, grand Dieu ! demande un étranger fraîchement débarqué, à l’aspect d’un attroupement houleux, se ruant, le dimanche, sur la voiture qui stationne devant un bureau ? Est-ce une émeute ? — Non, répond le Parisien, ces gens attendent l’omnibus. » A peine a-t-il stoppé, que les voyageurs, déambulant avec patience ou rivés au sol comme des bornes kilométriques, se forment derrière lui en colonne serrée et frémissante.

Cette masse humaine, où chacun agite un bout de carton indicatif de son numéro, est uniquement occupée de monter dans ce véhicule qu’elle espère devoir être sien. Elle y met toute la passion, toute la force de volonté et d’énergie dont elle est capable. Le conducteur, impassible devant cette bousculade, étudie sa feuille ou, debout sur sa plate-forme, comme un homme prêt à repousser un siège fait par des forces supérieures et décidé à vendre chèrement sa vie, s’oppose à l’envahissement. « Minute, minute, les numéros ! » Et les plaisanteries, les quolibets, de pleuvoir sur ce malheureux ; chacun formulant son exaspération de manières différentes. « Si j’étais conseiller municipal, ce que je le ferais danser le monopole ! — Attendez, le contrôleur va venir, je ne peux pas vous laisser, monter avant. »

Le contrôleur arrive enfin, se fraie un passage à travers la cohue compacte, pour aborder la plate-forme. Orgueilleusement il s’y carre, et promène son regard sur la foule avec satisfaction. Cette foule est à lui, ce sont des « administrés ; » il est fonctionnaire en face du peuple. Suivant son tempérament, il sourit d’un air dédaigneux ou paterne, comme s’il allait donner une bénédiction. « Commencez, appelez les numéros. — Bien ; où en êtes-vous resté ? interroge le conducteur. Y a-t-il des numéros avant le 204 ? » Ce chiffre n’est pas plutôt proféré, que surgissent de toutes parts des réclamations, des hurlemens. Une tempête éclate ; vingt numéros sont criés sur tous les tons. Le conducteur gesticule, essaie de dominer le bruit. « Silence, on n’entend rien, 162. — Non, 150, j’ai le 150. — Oh ! là, là, il y a longtemps qu’il est passé ! — Allons donc ! — Ne poussez pas ! — Taisez-vous donc ! — Plus haut ! » Le conducteur se croise les