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les épaules et dit : « Ah ! selon vous, on est tranquille ! »

Avec sa rudesse coutumière, le duc Decrès déclara qu’il ne pensait pas du tout comme le ministre de la Police, que l’on ne devait point songer un instant à gagner les représentans dont la majorité était nettement hostile et paraissait résolue à voter les motions les plus violentes.

Regnaud avait été d’abord très déconcerté par les paroles de Fouché. Pourquoi le duc d’Otrante assurait-il à l’Empereur, en conseil des ministres, l’appui des Chambres, quand, deux heures auparavant, dans son cabinet, il avait déclaré cet appui inespérable ? Regnaud pénétra les raisons de Fouché, mais il ne les pénétra qu’à demi. Il crut comprendre que le duc d’Otrante voulait empêcher une tentative de dissolution, qui échouerait et qui aurait pour résultat, non plus seulement l’abdication de Napoléon, à laquelle il fallait dès maintenant se résigner, mais une déclaration de déchéance entraînant la chute de la dynastie impériale. Il pensa que la suspicion dont Fouché était l’objet le contraignait à ruser. Mais lui, Regnaud, que l’Empereur regardait comme un de ses amis les plus dévoués bien qu’il fût devenu l’instrument inconscient de Fouché, qui l’avait persuadé de la possibilité de la Régence, ne devait pas avoir de telles craintes. Il pouvait, croyait-il, parler avec franchise. Il dit : « Je doute malheureusement que les représentans consentent à seconder les vues de l’Empereur ; ils paraissent croire que ce n’est plus lui qui peut sauver la patrie. Je crains qu’un grand sacrifice ne soit nécessaire. » L’Empereur l’interrompit : « Parlez nettement. C’est mon abdication qu’ils veulent. » « Je le crains, Sire, quelque pénible que cela soit pour moi, il est de mon devoir d’éclairer Votre Majesté... J’ajouterai même qu’il serait possible, si l’Empereur ne se déterminait point à offrir son abdication de son propre mouvement que la Chambre osât la demander. »

Lucien répliqua vivement : « Si la Chambre ne veut pas seconder l’Empereur, il se passera d’elle. Le salut de la patrie est la première loi. Puisque la Chambre refuse de s’unir à l’Empereur pour sauver la France, il faut qu’il la sauve seul. Il faut qu’il se déclare dictateur, qu’il mette tout le territoire en état de siège et qu’il appelle à sa défense tous les bons Français. »

Sans approuver positivement Lucien et sans répondre directement à Regnaud, l’Empereur dit alors : « La présence de l’ennemi