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Oh ! la tristesse de ces miradors, aux angles des rues mortes !…


V. — BUCHERS DE CADAVRES

Sur le Gange, en hiver, par un soir gris. La brume des fins de jour monte du vieux fleuve sacré et ternit avant l’heure le soleil qui va s’éteindre. Bénarès, en silhouette prodigieuse de temples penchés et de palais croulans, se dresse devant l’Ouest encore lumineux.

Les autres barques sommeillent, et la mienne seule chemine, chemine lentement, au pied de la ville sainte, dans son ombre colossale, sous l’écrasement de ses temples trop hauts et de ses palais trop farouches.

L’épuisement du fleuve, après ces trois années sans pluie qui ont amené la famine, exagère la hauteur des choses ; Bénarès se découvre jusqu’en ses racines extrêmes, jusqu’en ses fondations sans âge : des fragmens d’antiques palais, descendus depuis des siècles sous les eaux, montrent çà et là leur tête parmi les barques immobiles ; des ruines englouties et oubliées vont reparaître ; le vieux Gange laisse entrevoir son lit plein de débris et de mystères.

A regarder le désarroi des bords, on devine les monstrueuses débauches de ce fleuve déifié, à la fois nourricier et destructeur, comparable à Çiva qui enfante et qui tue ; pendant les crues de la saison des nuages, rien ne résiste à sa poussée terrible ; d’orgueilleuses murailles en granit, des remparts entiers, ont glissé d’un seul bloc sur ses berges, et restent là, inclinés en tous sens comme après quelque tourmente cosmique, étonnans d’immobilité dans ces attitudes qui présagent les chutes prochaines. La sécurité ne commence qu’à trente ou quarante pieds de haut ; là seulement s’ouvrent les premières fenêtres des hommes, s’avancent leurs premiers balcons, leurs premiers miradors. Plus bas, le Gange est le maître ; tout est destiné à s’y plonger une fois l’an ; tout reste éternellement enduit de son limon sacré ; tout est bâti pour lui : kiosques massifs comme des casemates abritant des dieux lourds et trapus, soubassemens cyclopéens, blocs monstrueux, qui semblent immuables, mais qui pourtant, à certaines époques de fureur des eaux, peuvent chanceler et s’engloutir.

Plus haut que les maisons, plus haut que les palais, montent