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golfe de Bengale, en quarante-huit heures, à travers les plaines monotones du Nord, — dépassant Bénarès qui m’inquiète et où je recule encore de venir, — je suis retourné dans la région où souffle le vent sec de la famine : me voici dans Agra la musulmane.

Et, pour qui vient comme moi de l’Inde brahmanique, ce qui frappe dès l’abord, c’est le changement absolu dans la conception des monumens religieux, les mosquées remplaçant les pagodes ; l’art sobre, précis et svelte, succédant à l’énormité et à la profusion. Au lieu de l’entassement, de l’orgie de divinités et de monstres qui caractérisait les temples inspirés des Pouranas, les lieux où l’on adore, au pays d’Agra, sont ornés de purs dessins géométriques s’entre-croisant dans la blancheur des marbres, avec à peine quelques fleurs rigides, çà et là dessinées sur le poli des surfaces.

Les Grands Mogols ! On dirait aujourd’hui un nom de vieux conte oriental, un nom de légende.

Ils vécurent ici, ces souverains magnifiques, maîtres du plus vaste empire qui ait existé au monde. Et un de leurs écrasans palais domine cette ville d’Agra, qu’ils retrouveraient à peu près telle qu’ils l’ont laissée, sauf le délabrement et la misère que sans doute ils n’y avaient point connus.

Sous son ciel de poussière ardente, sous ses tourbillons de corbeaux, d’aigles et de vautours, l’immense ville est bien restée l’Agra d’autrefois.

A l’heure où j’y pénètre aujourd’hui, un cortège de noces en sort, précédé de vingt énormes tambours ; un marié de seize ans, vêtu de velours rouge et d’or, sur une jument blanche ; une invisible petite épouse, en palanquin fermé ; ensuite les présens, dans des coffrets dorés, qu’une théorie de serviteurs portent sur la tête ; et enfin le lit nuptial, tout couvert de dorures et promené sur quatre épaules, pompeusement.

Maisons très vieilles, très hautes, qui s’extravasent par le sommet, s’épanouissent en galeries et en miradors ; au rez-de-chaussée, les vendeurs de mille choses éclatantes où miroitent à profusion la soie et les paillettes ; au premier étage, les bayadères et les courtisanes, au regard lourd et noir, très apparentes à leurs fenêtres ouvertes ; au-dessus, les gens quelconques, les logis plus discrètement clos ; et, enfin, sur les toits, toujours