Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/496

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a cinq pattes, et une grise, qui en a six ; leurs pattes en surplus, trop courtes pour toucher le sol, pendent le long de leurs flancs comme des membres atrophiés ou morts.

Là-bas, au bout de la rue, les pèlerins enfin se dessinent. Ils sont deux ou trois cents. Ils portent de larges parasols plats, en sparterie coloriée, que l’on s’étonne de voir ainsi ouverts en plein crépuscule ; des besaces, des gourdes de cuivre pendent à leur ceinture ; des amulettes, des coquilles s’emmêlent sur leur poitrine ; ils ont le torse et le visage poudrés de cendre. Ils marchent vite, vite, comme pris d’une fièvre religieuse à la vue de la pyramide vénérée.

Dans un mirador, qui est au-dessus de l’entrée du temple, on commence de leur faire une musique de bienvenue ; les tam-tams résonnent là-haut, accompagnés de longs cris humains, et les trompes sacrées beuglent sinistrement.

Ils marchent vite, vite. Arrivés sur la place, ils jettent à terre les parasols, les hardes, les bissacs, ils prennent leur course, s’engouffrent en tumulte par la porte que gardent les monstres de pierre, montent les escaliers, comme des gens qui délirent, et disparaissent dans le sanctuaire béant.

Il fait nuit. Je m’en vais à la recherche de la « Maison du voyageur, » qui doit être, comme dans toutes les villes indiennes, très à l’écart, presque à la campagne.

Je la trouve dans une petite solitude sablonneuse, où il fait une nuit limpide et douce, et où l’on entend ce bruit berceur de la mer, qui est le même sur tous les rivages. On ne voit plus Iaggarnauth ni sa tour étrange ; tout cela s’est noyé là-bas dans l’ombre bleue. Et les senteurs marines, le parfum des petites plantes rudes dont les sables sont tapissés, me rappellent très mélancoliquement, au bord de cette mer de Bengale, mon pays d’enfance, les plages de mon île d’Oléron…

Ceux-là seuls connaissent tout le charme et toute l’âpre tristesse des voyages, qui ont dans le fond de l’âme un invincible attachement au recoin natal.


III. — LA SPLENDEUR BLANCHE DES GRANDS MOGOLS

Des trains express permettent aujourd’hui de brûler l’espace, aux Indes comme chez nous. Et, de Iaggarnauth, des bords du