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d’une myriade de toits gris en chaume de palmier, au milieu de l’amas tassé des maisons, la pyramide du temple se lève, particulièrement étrange d’aspect et trop haute dans le ciel de ce paysage marin ; toutes les choses d’alentour semblent lilliputiennes à ses pieds ; elle affecte la forme, longue et renflée par le milieu, d’un œuf de crocodile, un œuf colossal qui serait posé debout sur la terre ; elle est blanche, sans autre ornement que des espèces de nervures d’un rose de brique ; elle a deux cents pieds de haut, sans compter le disque de bronze qui la surmonte et les pointes de cuivre qui lui font comme une couronne de lances. Les navires la voient de loin sur ce rivage plat, lorsqu’ils passent au large, cherchant l’embouchure du Gange, et les cartes marines l’indiquent comme point de repère. Mais la côte, en cette région, n’offre point de mouillage propice, et les navigateurs ne connaissent le vieux sanctuaire qu’en silhouette extra-lointaine, au bout de l’horizon.

Une rue large et droite conduit à ce temple, qui est le centre et la raison d’être de Iaggarnauth, et, à l’heure où j’arrive, elle est pleine de monde. Mais c’est ici une Inde un peu sauvage, une Inde qui s’étonne encore de voir des étrangers ; on se détourne pour vous regarder, et des enfans changent de route pour vous suivre. Les hommes nus sont noircis par le vent de la mer ; les femmes, drapées de mousseline, ont tant de cercles de métal aux chevilles que leur marche en est alourdie, tant de bracelets depuis les poignets jusqu’aux épaules que leurs beaux bras semblent pris du haut en bas dans une gaine d’argent ou de cuivre. Nulle part les maisonnettes indiennes ne sont à ce point couvertes de peinturlures ; sur la chaux des façades, les dieux et les déesses, au corps bleu ou rouge, au visage cruel, se succèdent partout en longues files, s’arrangent comme les personnages des fresques de Thèbes ou de Memphis ; du reste, les constructions elles-mêmes rappellent l’antique Égypte, avec leur air trapu, leurs contreforts, leurs colonnes, leurs murs qui penchent en arrière par un soin excessif de la solidité.

Le temple est une forteresse immense et farouche, un quadrilatère de hautes murailles crénelées, avec une porte au centre de chaque face. Et, dans l’axe de la rue, que nous suivons maintenant à pied, l’entrée principale s’ouvre, gardée par deux énormes bêtes de pierre qui ont les yeux en boule, le nez écrasé, et le rictus féroce. Entre ces monstres, on aperçoit les grands