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corde jusqu’à ce qu’elle se rompît. Alors, pris de peur, il a télégraphié à son journal que, dans quelques heures, Fez serait au pouvoir des insurgés, et il s’est enfui le premier de tous sans regarder derrière lui jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Tanger. Ses prédictions alarmistes ne s’étaient pas réalisées. Bou-Hamara, tout vainqueur qu’il était, n’avait pas pu entrer à Fez. Le sultan y était et y réorganisait ses forces. L’état de sa fortune ne semblait déjà plus aussi désespéré. Enfin tout était remis en question, et la diplomatie européenne avait, elle aussi, le temps de respirer.

Qu’est-ce que Bou-Hamara ? Nul ne le sait au juste, et bien des gens se demandent s’il n’est pas un mythe. On lui a appliqué quelques-unes des légendes qui courent dans le monde arabe et servent d’une manière assez banale à la plupart des prophètes. Son nom, qui signifie, paraît-il, « l’homme à l’ânesse, » ne le distingue pas de beaucoup d’autres de ses devanciers, dans l’histoire desquels cette humble monture a joué un rôle plus ou moins considérable. Si nous ne craignions pas d’employer une expression par trop européenne, nous dirions de Bou-Hamara qu’il est au Maroc le syndic des mécontens, emploi si facile à remplir qu’il n’est pas, pour cela, tout à fait indispensable d’exister. Qu’il existe ou non, Bou-Hamara est le drapeau de l’insurrection. A défaut de lui, tout autre pourrait servir au même objet : nous n’avons par conséquent aucun préjugé qui lui soit favorable ou défavorable. S’ il finit par l’emporter, les puissances étrangères s’entendront peut-être avec lui aussi bien qu’avec le sultan actuel. Si, au contraire, Abd-el-Aziz se maintient sur le trône, la leçon lui aura probablement servi et il sera un autre homme qu’auparavant. M. Harris n’aura plus ses grandes entrées auprès de lui comme autrefois ; il le trouvera tout changé. L’influence britannique s’en ressentira-t-elle ? Qui sait ? L’Angleterre a de multiples moyens d’action ; elle se sert de tout et tout lui sert. Quoi qu’il en soit, la première phase de la vie d’Abd-el-Aziz sera terminée. Il aura compris que l’art de photographier ne sert pas de grand’chose à celui de gouverner, que ses sujets sont profondément réfractaires aux innovations européennes, et que, pour conserver son empire, il doit l’y tenir soigneusement fermé. On a voulu faire entrer trop vite et très maladroitement le Maroc dans la voie du progrès ; on n’aura réussi qu’à le rejeter dans l’immobilité du passé.

Tout cela n’a pas une importance capitale pour les nations européennes, et en particulier pour la France, si elles ont la sagesse de comprendre qu’elles n’ont rien à faire dans les révolutions marocaines.