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d’autre part, son grand homonyme Samuel Johnson. Un auteur dramatique ne peut s’empêcher de nous dévoiler l’idée qu’il se fait des autres hommes, ainsi que du monde où se passe leur vie, C’est sa fonction même qui l’oblige à cela. » Et Shakspeare ne saurait échapper à la règle commune.

Un auteur dramatique quelle que soit l’objectivité de son œuvre, ne saurait prêter à ses personnages des talens dont il est lui-même dépourvu. Tous les critiques sont d’accord pour reconnaître chez les personnages de Shakspeare une verve, une vivacité d’expression, un « humour », dont on chercherait vainement l’équivalent dans l’œuvre de Marlowe ou de Ben Jonson : c’est donc que Shakspeare avait lui-même à un très haut degré le sens de l’humour. Son esprit était vif et subtil, avec une aisance merveilleuse à reconnaître à la fois, en toute chose, l’élément tragique et l’élément comique qui s’y trouvent mêlés. Shakspeare, nous le savons encore par son œuvre, sentait et comprenait profondément le charme de la campagne. Malgré tout son génie, il n’aurait point pu parler comme il l’a fait des fleurs, ni du printemps, si le printemps et les fleurs ne l’avaient, toute sa vie, attiré et ému pour son propre compte. Tous ces traits ne laissent point, déjà, de constituer un caractère assez défini. Et ce n’est pas tout. On discutera éternellement la question de savoir si Shakspeare était catholique ou protestant ; mais son œuvre, si elle ne nous apprend rien à ce sujet, nous permet au moins de nous représenter très nettement la forme spéciale qu’avait chez lui le sentiment religieux. Catholique ou protestant, nous savons en tout cas qu’il était aussi éloigné que possible d’être un puritain. « Il représente à son degré le plus élevé un type d’esprit qui est l’antithèse absolue du puritanisme : un esprit qui accepte avec une tolérance parfaite la nature humaine tout entière, au lieu d’en condamner telle ou telle partie. » On peut affirmer de plus que la religion de Shakspeare, quelle qu’ait été sa forme extérieure, « était faite d’un sentiment profond du mystère universel : » car l’unité morale de tout son théâtre, comme aussi de toute son œuvre de poète lyrique, consiste à tenir pour peu de chose les misérables existences des marionnettes que sont les plus grands hommes, aux mains du destin. Évidemment Shakspeare était convaincu que notre vie est faite du même néant que nos rêves, qu’elle n’est qu’un moment infinitésimal « dans le vaste abîme de l’éternité. » Protestant ou catholique, Shakspeare avait horreur des pédans, et de ceux de la théologie plus que de tous les autres. Enfin ses opinions politiques ressortent également, sans l’ombre d’un doute possible, de l’ensemble de ses drames.