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15 janvier. — Maintenant on est à peu près certain que les massacres sont finis, seulement c’est la famine. La moindre denrée monte à des prix fous. Nous allons être ruinés, si cela continue. Et nous avons toujours chez nous trois Arméniens, dont Karakine. Le pauvre homme se sent perdu et pleure toute la journée. Heureusement sa femme et son enfant sont à Samsoun.


De partout arrivent à Maurice des félicitations. Il sait que les Européens de Sivas ont écrit à Constantinople et disent qu’ils doivent la vie à son énergie. C’est bien, mais j’aimerais mieux qu’on nous changeât au plus tôt, puisque, paraît-il, M. Cambon a décidé que les deux consuls qui avaient été le plus à la peine seraient bientôt changés (M. Meyrier à Diarbekir, où il s’est passé des choses horribles, et Maurice).

28 janvier. — Un grave incident. Le 24, à dix heures du soir, nous venions de nous coucher, quand dans la rue retentissent des clameurs. Est-ce que cela va recommencer ? Nous sautons du lit en hâte, courons à la fenêtre, et apercevons au tournant de la rue à droite une lueur rouge. Il y a un incendie, et c’est sans doute chez un Turc.

Maurice étant très enrhumé, je lui demande de ne pas sortir. Il n’a rien à faire là, puisque ça paraît être une maison musulmane. — C’est très suspect, le feu chez un musulman ! — Et il s’habille en hâte.

Mais déjà Panayoti est revenu disant que c’est une baraque qui se trouve entre la maison d’un ingénieur turc et celle du docteur Karakine. Évidemment on a voulu incendier ainsi deux maisons détestées, celle du Turc, parce qu’il est presque le seul musulman qui ait blâmé les massacres[1], et celle de Karakine, parce qu’on est furieux de n’avoir pu se saisir de lui.

Maurice part avec ses cawas. Il trouve la foule qui regarde joyeuse et refuse d’éteindre le feu ou d’aider l’ingénieur à déménager

  1. « J’ai vécu longtemps parmi ce peuple, je ne puis oublier ses nobles qualités. Au cours même de cette période douloureuse, des prêtres musulmans, quelques fonctionnaires ont protégé les victimes contre leurs assassins. » (M. E.-M. de Vogué, loc. cit.) Voyez aussi, dans V. Bérard, la Politique du Sultan, plusieurs actes de généreux dévouement accomplis par des prêtres turcs. Enfin il est bon de rappeler qu’un mutessarif (général, Kaïry Bey, fut nommé officier de la Légion d’honneur pour avoir sauvé la Trappe française d’Akbès. (Supplément au Livre Jaune.) M,-F.