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n’étaient que des soldats déguisés. — J’en sais quelque chose, j’en étais !

Les musulmans ont très peur ici des représailles. De temps en temps le bruit court que les régimens russes du Caucase ont franchi la frontière. — Madame, dans ce cas-là, me dit le lieutenant, nous serons impuissans à vous défendre. Tous les chrétiens, même vous, même votre joli bébé, y passeront. »

Je tâche d’écouter ça d’un air impassible. Du reste Maurice dit que les Russes ne bougeront pas.

23 novembre. — Un boulanger grec a commencé à cuire du pain. Cela nous soulage, car le pétrissage devenait éreintant et notre pain ne valait rien. Jamais je n’ai trouvé d’aussi bon pain que celui que je remange. A vrai dire, je croyais que je n’en mangerais plus... Et puis, de longtemps, la viande nous fera horreur.

24 novembre. — Le docteur ne peut plus douter que le vali ait mis sa tête à prix. Cependant, comme partout on le réclame pour soigner des blessés, il nous demande, — c’est le seul Arménien à peu près brave que j’aie vu[1], — de le laisser sortir. « Oui, fait Maurice, mais avec Panayoti. » Karakine saisit la main de Maurice et l’embrasse.

Dans les villages, on massacre toujours.

A Sivas, nous comptons 1 500 tués, 300 magasins et 400 échoppes entièrement détruits. La misère des survivans est poignante.

On voit des chiens passer ayant à la gueule des débris humains : ils ont été déterrer des cadavres dans les champs. Presque toutes les victimes sont des hommes, mais on a enlevé et vendu plusieurs jeunes filles.

Je m’intéresse beaucoup aux blessés de Karakine, à qui j’ai donné peu à peu toute notre petite pharmacie. Le docteur ne désespère pas de les sauver, bien que la plupart soient dans un état affreux ; mais, dit-il, il n’y a pas pareils à ses compatriotes pour avoir l’âme chevillée au corps[2].

  1. Dans le Zeïtoun et dans le pays de Van, les Arméniens (ceux-là sont d’origine caucasienne) se défendirent intrépidement M. -F.
  2. Au sujet de l’exceptionnelle vitalité de l’Arménien, un fonctionnaire de l’ambassade de France nous racontait le fait suivant, qui se place à l’époque des grands égorgemens de Constantinople (août 1896) :
    Pendant trois jours on avait tué. Maintenant la police faisait transporter les corps aux cimetières dans des tombereaux. Au seul cimetière de Schichli, plus de soixante tombereaux venaient d’entrer, on allait refermer les portes, quand cinq sœurs des écoles françaises de Saint-Vincent-de-Paul, se présentèrent, et, à force d’insistance, réussirent à entrer. Alors, elles se trouvèrent devant trois mille cadavres horriblement souillés, nus pour la plupart. Elles eurent le courage de les prendre un à un, de leur tâter le cœur, de se pencher contre leur bouche afin de voir si par hasard il ne s’en trouverait pas chez qui l’on pût surprendre un souffle de vie.
    Vers la fin de la journée, après sept heures de recherches, elles avaient retiré, de dessous l’amas des cadavres, deux corps d’hommes qui donnaient encore signe de vie. Elles les prirent dans leurs bras, et aussi un jeune garçon dont le petit corps n’était plus qu’une bouillie sanglante, mais encore tiède, et les emportèrent.
    Eh bien ! ces trois malheureux survécurent. Or, le moins blessé avait le crâne ouvert et sept coups de baïonnette dans la poitrine... M.-F,