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il veut le constater de ses yeux. Il engage M. S..., son drogman, à s’armer, mais M. S..., affolé, le supplie de rester. Mon mari hausse les épaules :

— Rassurez-vous, monsieur, ma femme vous défendra !

Le docteur Karakine n’a guère plus de sang-froid ; mais lui, du moins, sait que sa tête est mise à prix. Ce qui me paraît inouï, c’est l’horreur de tous ces gens-là pour les armes à feu.

Pendant toute l’absence de Maurice, je reste à la fenêtre d’en haut, surveillant les soldats qui traînent devant la maison leurs bottes crevées et leurs pantalons à jour. Passe le vali, très escorté, qui, en souriant, me salue de la main, ses officiers du sabre : « Comment, madame, vous avez consenti à ce que le consul s’éloigne ? Vous reconnaissez donc que mes Turcs ne sont pas dangereux ? — Non, dis-je, en montrant le revolver, quand on a cela, pas dangereux ! »

Le vali ne sourit plus. Il s’éloigne, en m’assurant qu’il va mettre l’ordre en ville.

Mon mari rentre. Il paraît qu’on tue encore, mais seulement dans les fermes éloignées. Quant aux Missions, elles n’ont pas été forcées, mais les portes ont été criblées de balles et de coups de hache. Les Sœurs ont recueilli beaucoup d’enfans et les Pères un grand nombre d’hommes[1].

À ce moment, mon mari voit passer un pillard attardé qui nous nargue, sa cigarette à la bouche. « Arrêtez ce coquin ! » crie-t-il à un soldat. Le soldat ne bouge pas. Maurice ne fait qu’un bond, lui celle le canon de son revolver sur le front. Alors le soldat, en maugréant, saisit le pillard, qu’il conduit au vali. Maurice dit aux autres qu’ils devront profiter de la leçon, mais un grand gaillard lui répond : « C’est dégoûtant ! tous nos camarades sont riches, nous, nous n’avons rien pu gagner. Vous nous faites tort ! » Un autre soldat, qui a une tête féroce, dit entre ses dents : « Le fagot qui va brûler votre Karakine est tout prêt ! »

Que dire ?


Maintenant que le calme est revenu, Maurice met Panayoti au courant de la tentative d’assassinat de l’Arménien d’en face, la veille.

  1. « Nous avons été protégés, les Sœurs et nous, d’une manière admirable. » (Lettre d’un missionnaire de Sivas, Bulletin de l’œuvre des écoles d’Orient, 1896.)