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surtout les maisons désertes. Cette populace a commis des atrocités. Comme elle n’avait pas d’armes, elle assommait ses victimes à coups de matraque, de barre de fer, ou leur écrasait la tête entre des pierres, ou encore allait les noyer dans la rivière devant leurs femmes muettes de terreur. On a vu ainsi passer des Arméniens qui n’essayaient pas de se défendre. On les déshabillait et on les mutilait horriblement avant de les tuer[1].

Moi, je peux m’occuper maintenant un peu de bébé. Il paraît qu’il n’a pas eu peur. A un moment de terreur, nos réfugiés ont voulu forcer sa porte, et Lucie et Jean allaient être piétines, sans Porthos et Minka.

Pendant que Lucie est descendue traire la vache, je tâte les gencives de bébé et je m’aperçois qu’il a percé sa première dent. Quelle joie ! Je cours chercher Maurice, qui vient embrasser son fils.

À ce moment, Minka se mettant à gémir dans son coin, je vais voir et j’aperçois sous elle cinq petits nouveau-nés.

J’apprends qu’à six heures, les muezzins, du haut des minarets, ont félicité le peuple d’avoir bien massacré.

13 novembre. — La journée s’annonce plus calme, bien que quelques coups de feu éclatent encore par instans. En somme, il doit y avoir eu environ 1 200 tués, mais plus de cinq mille sont saufs, tout le quartier autour de nous est resté intact. Panayoti, qui voit que les évêques et toute leur suite nous encombrent, les engage à retourner chez eux ; ils partent...

Puis mon mari m’annonce qu’il va avec ses deux cawas visiter les Sœurs et les Pères. On lui a dit qu’ils sont sauvés, mais

  1. Le conseil de réintégrer leurs demeures, donné par M. Carlier aux Arméniens pourrait paraître bien hâtif. Mme Carlier en explique ainsi les motifs tels que son mari les lui donna à elle-même : « Combien sont-ils chez moi ? Quelques centaines sur six mille, généralement les plus riches. Dans un moment de panique, ils ont abandonné leurs maisons, où il reste des infirmes, des malades, parfois des enfans au berceau, et aussi des marchandises, des meubles. Depuis midi je suis en lutte contre la populace, une lutte qui eût mal tourné pour moi, n’était mon ascendant moral. C’est lui qui sauvera maintenant les survivans. Et puis je ne peux pas protéger les maisons vides ! On les dévalise en ce moment. Demain on en arrachera jusqu’aux portes, jusqu’aux fenêtres, après-demain on les incendiera. Et, dans un pays où le froid est si terrible, vois-tu ces malheureux sans toit ? Eh bien ! qu’ils reprennent un peu de cœur, qu’ils tirent leurs grands coutelas et tiennent les Turcs en respect ! Après tout, il n’y a jamais eu de sécurité dans ce pays, et les chrétiens ont toujours dû y user de la force pour se défendre. »
    Il est certain que M. Carlier était bien inspiré. Il n’y eut pas d’incendies. D’ailleurs, en feuilletant le Livre jaune et aussi le Blue book, on voit que presque partout les consuls tinrent le même langage aux Arméniens, lesquels se trouvèrent bien du conseil. — M. -F.