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savoir ce que deviennent mes nationaux ! » Tout d’un coup, il pense qu’on va peut-être, de là-bas, lui faire des signaux. Il monte vite sur la terrasse. Je le suis. Quelques balles sifflent au loin. Nous ne voyons aucun signal.

Soudain Maurice me dit : « Ah çà ! qu’est-ce qu’il fiche, celui-là, en face ? » Je regarde, il me montre à trente mètres, à la lucarne d’un grenier, une tête d’Arménien, et, tout contre, un fusil. Brusquement il me repousse, une balle passe, tandis qu’un peu de fumée sort de la lucarne.

— Oh ! oh ! c’était pour moi, fait Maurice. Bizarre :... Bah ! nous éclaircirons ça plus tard. Armons les domestiques, — les soldats turcs ont fini, ils sont gorgés ; maintenant, c’est la populace qui va donner.

Les domestiques refusent en tremblant les armes que nous leur offrons.

À ce moment arrive comme un fou, les vêtemens en lambeaux, le docteur Karakine, qui a échappé à une bande de forcenés ; on saccage sa maison. Aussitôt qu’on l’a vu entrer chez nous, voilà que de partout nous accourent des Arméniens, les mains pleines d’objets précieux. Ils se bousculent, crient, tombent.

Il en arrive encore par-dessus les murs. Il y en a des centaines, plein le jardin, plein la cour, plein les appartemens. Mon mari fait mettre les couleurs en berne, grand péril !

— Allons, fait-il, sauvons d’abord la famille de S...

M. S..., le drogman, est Syrien ; il ne court donc qu’un faible danger à circuler, mais il a perdu la tête. C’est Mehemet, le 2e cawas, le Circassien géant, qui part tout seul, — Panayoti gardera à la fois la rue et l’église, — à la recherche de sa famille.

À ce moment, tout près de nous, un grand cri : un Arménien qui se sauvait est massacré.

Une troupe hurlante arrive sur nous, criant : « A l’église, à l’église ! » Maurice me dit : « Tire, mais en l’air, il ne faut pas en tuer. »

Au bruit, tous nos Arméniens hurlent épouvantés et se jettent à plat ventre ou se tassent dans les coins.

— Ce n’est pas tout cela, dit Maurice au bout d’une demi-heure, Mehemet ne revient pas. Il est peut-être tué. Il ne nous reste que Panayoti ; n’importe, la sûreté des nationaux avant la