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(J’avoue qu’avant de venir ici, je n’en avais jamais entendu parler.) Ils sont persuadés aussi que les États-Unis sont bien plus puissans que les Anglais, lesquels, soit dit en passant, après leur avoir fait de grandes promesses, ne s’occupent plus d’eux, n’ont même plus de consul à Sivas.

3 octobre. — Maurice, sorti ce matin, est rentré très soucieux. Je n’ai pas pu lui arracher un mot, puis soudain, en déjeunant : « Ma petite, écoute la consigne : tu pars demain avec Jean. — Ah, bah :... et pourquoi ? — Parce que l’on va se battre et que, si je dois ma peau au gouvernement, je ne lui dois pas celles de ma femme et de mon Jean-Jean. »

Je me suis mise à rire : « Moi, je ne vois pas si noir que toi, et puis je te réponds que rien au monde ne me fera m’éloigner quand tu crois qu’il y a danger. »

Maurice restait le sourcil froncé, mais il n’a pas insisté. Il s’est mis à tourner autour de la table en tordant sa moustache, puis il est venu m’embrasser.

14 octobre. — Ça approche. On s’est tué aux environs, dans les villages. Aussi, je presse Maurice d’organiser sans retard notre défense. Lucie et moi, emplissons de sable des sacs pour boucher les fenêtres. Puis, Panayoti m’a fait une cible dans le jardin et m’apprend à tirer à la carabine et au pistolet. Lui, ça lui va assez de sentir la poudre ! Moi, les premiers coups, je détournais la tête, si bien que j’ai failli lui tirer dans la figure ; maintenant, je ne tire pas trop mal.

5 novembre. — Les détails qui nous arrivent prouvent que ce ne sont pas les Arméniens qui se soulèvent, mais bien les Musulmans qui assassinent et pillent.

Karahissar, Zara, Divreghi sont en flammes. On y a tout massacré, sauf quelques centaines de très jeunes enfans, qu’on a laissés là au milieu des ruines. Ils vont mourir de faim, si les fauves ne les ont pas déjà dévorés. Malheureusement, nous ne pouvons envoyer personne là-bas. Les gens sûrs, nous les comptons, Panayoti et le second cawas, Mehemet ; et encore celui-ci, un colosse peu intelligent, a besoin que l’autre le dirige.

Nous faisons au bazar de grandes provisions, car, s’il y a pillage, comme presque toutes les boutiques sont arméniennes, il ne restera rien. La situation devient inquiétante. Chaque nuit, nous nous attendons à être surpris par la fusillade, aussi nous ne dormons pas. Seule notre bonne Lucie garde son tranquille