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Au camp, août 1895. — Nous avons fui jusque dans ce cirque de rochers les 39° à l’ombre dont le mois d’août gratifie Sivas, Le pays est désert, la roche toute pelée, faisant mal aux yeux ; comme ombrage, une forêt dont les arbustes n’ont pas trois mètres de haut. Aucun voisin, sauf le vali de Sivas, campé à une portée de fusil.

On ne peut guère se promener à moins d’être escorté des cawas armés, car il y a des rôdeurs ; alors, à rester toutes les journées étendus sur une natte, Maurice et moi, le temps nous paraît long...

J’ai bébé, mais si petit ! et puis, je ne le nourris pas, à mon grand regret. C’est une vache noire du pays qui est chargée de ce soin, et notre bonne Lucie, jalouse de Jean à qui elle s’est déjà très attachée, n’aime pas me voir m’occuper de lui ; de sorte qu’il me reste bien des heures vides. A quoi les employer ?

Ecrire à nos amis ? Si je mettais beaucoup de mots turcs dans mes lettres, oui, on les lirait volontiers et l’on me répondrait peut-être de ces lettres bien longues, bien pleines, comme il fait si bon en recevoir quand on est au bout du monde ; mais je ne sais parler que de nous ; et notre vie est si différente de celle de nos amis de France !


Maurice prétend que nous verrons de graves événemens à la saison douce, les Turcs, grands pillards, ne se livrent à ce passe-temps qu’en saison propice, quand il ne fait ni trop chaud, ni trop froid.

Notre camp est établi à 5 kilomètres de Sivas près de la chute du Kizil Irmak qui fait tourner un moulin arménien, mais appartenant à un pacha, d’où son nom de Moulin de Riffat-Pacha. Il n’est guère riant, ce moulin, au flanc d’une pente dénudée ; simplement quelques hangars à toits très bas, avec des meurtrières afin de pouvoir s’y défendre en cas d’alerte.

Nous avons six tentes toutes blanches, doublées d’andrinople, dont deux à nous et quatre louées au bazar à des prix comme on en inflige à un consul. Il y a la tente-salon, la tente-salle à manger, la tente-chambre à coucher, avec une plus petite, toute voisine, pour Jean et Lucie, enfin la tente-cuisine et celle des domestiques. De-ci de-là une chèvre, quelques moutons, des poulets qui constituent notre viande de boucherie, pour les jours, comme aujourd’hui, où la chaleur est tuante et où je n’ose envoyer le bourricot à Sivas.