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EN ARMÉNIE

JOURNAL DE LA FEMME D’UN CONSUL DE FRANCE

L’effroyable tragédie qui, à la fin de 1895, inonda l’Arménie de sang chrétien est mal connue dans ses détails. Sans doute quelques missions publièrent alors des lettres de témoins oculaires ; sans doute aussi, un Livre jaune donna, avec des statistiques des massacres, un certain nombre de rapports de nos consuls (MM. Carlier à Sivas, Roqueferrier à Erzeroum, Meyrier à Diarbekir, Cillière à Trébizonde), et les documens de plusieurs enquêtes officielles. Mais tous ces élémens réunis restaient insuffisans pour nous mettre à même de revivre par la pensée cette sinistre époque ; encore moins permettaient-ils d’imaginer ce que dut être, au fond des montagnes arméniennes, l’existence d’un consul qui, au souci de protéger les siens, de couvrir efficacement du pavillon les missions françaises, voyait s’ajouter l’extrême difficulté d’arracher à la mort des milliers d’existences. « Il faut avoir vu sur place ces existences sacrifiées pour comprendre ce qui se dépense d’héroïsme obscur dans telle maisonnette d’exil,... dans la bourgade turque où le vice-consul de France, écrasé sous le poids d’un grand passé dont il conserve les charges, consume une vie isolée, ingrate, loin de tout secours, de tout réconfort d’âme, en lutte perpétuelle avec les autorités locales, toujours sous le coup d’un désaveu s’il est trop ferme... Gardien d’un drapeau qu’il arbore aux jours d’épreuve et qui demeure pour tous les chrétiens de ce pays l’emblème traditionnel de force et de justice, l’agent de France est assailli par les supplications de tous les malheureux. Il faut voir alors, — je l’ai vu, dit M. Melchior de Vogué, — le désespoir au cœur de l’humble vice-consul qui se sent si petit, si faible, avec de si