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Tout le jour et tous les jours, à n’importe quelle heure on passe, ils sont là, ces trois fakirs, sous l’humble abri que rien ne ferme, assis à terre, les jambes croisées dans la pose bouddhique et immobiles devant les eaux réfléchissantes, où se renverse l’image des montagnes, des forêts sombres et des palais blancs du roi d’Odeypoure.

Derrière la ville blanche, aussitôt dépassées les grandes portes ogivales, sans transition, commence le bois silencieux qui s’en va, par-dessus les hautes cimes d’alentour, rejoindre au loin la forêt, la jungle et les tigres.

Les arbres de moyenne futaie, les buissons aux branchages légers, ressemblent aux nôtres, et ils sont très effeuillés, comme il arrive chez nous à la fin des automnes. Cependant c’est le printemps ici, le printemps tropical, et l’air brûle ; mais il fait trop immuablement beau dans le bois comme dans le reste de l’Inde, et tout se meurt de ce beau temps-là, qui dure depuis déjà trois années.

Pour être si près des portes, ce lieu d’ombre est étonnant de rester toujours solitaire et calme ; tout le mouvement s’est porté de l’autre côté de la ville, et presque personne ne passe sur cette route, devant les trois fakirs en contemplation.

Il y a dans le bois des sangliers, des singes et quantité d’oiseaux, des vols de tourterelles, des tribus de perruches. Les paons superbes s’y promènent en troupe ; entre les arbres morts, sous les broussailles grises et sur le sol teinté de cendre, on les voit courir tout allongés, à la file, merveilleux d’éclat et semblables à des fusées de métal vert. Toutes ces bêtes sont libres, mais on ne saurait dire sauvages, car, en ce pays où l’homme ne tue pas, elles n’ont pas comme chez nous l’idée de le fuir. Quant aux tigres qui habitent l’autre versant des montagnes, de mémoire d’homme on ne les a jamais vus rôder dans le bois charmant.

En arrivant par le tour du lac, on éprouve d’abord le vague effroi du surnaturel, au premier aspect de ces trois hommes couleur de pierre, étrangement immobiles tout au bord de la route. Ils diffèrent des statues en ce que leurs chevelures longues, leurs moustaches, leurs sourcils sont restés noirs ; mais la fixité de leurs yeux surtout est inquiétante, et on ne sait plus.

Ce sont des hommes d’une vingtaine d’années, des débutans en fakirisme ; les macérations et les jeûnes n’ont pas altéré encore