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J’ai dû vivre cette heure et son amère ivresse ;
Je retrouve le goût de l’air soudain glacé,
Le frisson du soir brusque et du soleil baissé,
Et, dans ce flot transi qui passe avec paresse,
Mes yeux pourraient revoir les yeux de mon passé.

J’entends le même écho, la même voix peut-être ;
L’or d’un couchant pareil aux toits du Louvre luit.
Ai-je cru le temps mort comme on sait que l’eau fuit ?
Quelque chose est en moi qui germe et va renaître,
Puisque tout recommence et que rien ne finit.


APPARITION


D’un petit pas glissant au parquet qui miroite
Ou plus lent, sur la laine en fleur des longs tapis,
Vous avancez, lascive et lasse, et chaude et moite,
Crispant vos doigts aigus, simiesque Balkis !

Entrez. Je reconnais vos grâces étrangères :
Malice langoureuse, œil trop grand, nez qui bat,
Buste étroit balancé sur les jambes légères...
Vous êtes bien ce soir la reine de Saba.

Je vous connais, ô parfumée, ô belle, ô sombre !
Qui, dans vos brunes mains, m’apportez tant de maux
Qu’ils courberaient, plus lourds que des trésors sans nombre.
Vos esclaves, vos onagres et vos chameaux.

Je vous connais. Je sais tout ce qui se dérobe
Sous l’étoffe et sous l’or des joyaux suspendus,
Et je vois piétiner sous la traînante robe
Vos petits pieds de bouc fantasques et fendus.

Mais, comme à Salomon jadis vous apportâtes
Les plus mystérieux et les plus purs parfums,
Vous venez pour m’offrir d’étranges aromates
Dans la troublante odeur de vos cheveux si bruns.